On a longtemps parlé de “fracture numérique”. Elle marquait l’inégalité d’accès aux nouveaux outils numériques des populations au sein d’un même territoire. Aujourd’hui, dans notre monde dématérialisé, apparaître une nouvelle inquiétude. Elle concerne l’expérience effective du monde réel que chacun est censé avoir. Car, parmi les jeunes générations, la proportion d’individus qui ne connaissent le monde que par expérience virtuelle ne cesse de croître. Pour évoquer la rupture avec le monde tangible dans laquelle certains vivent, on parle désormais de “fracture analogique”.

Le lien avec la “fracture numérique” est évident. Mais, si celle-ci tenait, à l’époque, du soucis politique, la “fracture analogique” d’aujourd’hui est d’ordre éthique, et peut-être même sanitaire.

Rétrospectivement, on peut identifier quelques moments clés qui ont construit le constat contemporain de rupture d’une partie grandissante de la population avec le monde réel. Plus que la généralisation de l’usage des outils numériques, il y a eu par exemple la décision de rendre l’enseignement de l’écriture manuelle optionnelle. Les USA, avec les pays scandinaves, ont été les premiers à adopter ce genre de dispositions. Elles se sont étendues à tout le monde développé, dans les années 20. Un peu moins de deux générations plus tard, ne plus savoir écrire avec un crayon sur du papier est devenu un marqueur social. Et, au delà de l’aspect cognitif, on est passé d’une restitution linéaire et contrainte de la pensée à une démarche séquentielle. Pour certains, cette perte de capacité représente un risque de discrimination sociale ou professionnelle. Pour d’autres, ce soit disant marqueur n’est qu’une réminiscence de la civilisation Gutenberg… “Attendez encore une génération, et plus personne ne parlera de ce sujet s’exclament-ils”

Toujours à la même époque, peu avant 2020, on a vu l’usage des casques de réalités virtuels se généraliser. Ces dispositifs encombrants, lointains ancêtres de nos implants sclérotiques, mettaient à la portée de tous la possibilité de voir un film ou de faire une partie de jeu vidéo avec le contrôle total de la vue, de la caméra subjective. C’est ce qui a été appelé la disparition de la distance média-spectateur. Cette distance, cette séparation tant physique que psychologique était considérée, par certains spécialistes, comme une des garanties nécessaires afin de conserver une distinction claire entre réalité et fiction.

Autre moment clé qui a permit l’apparition de cette “fracture analogique” : la mise au point des combinaisons d’immersion haptique. Comme les casques de réalité virtuelle, ces combinaisons nous paraissent aujourd’hui archaïques. Elles n’en permettaient pas moins au spectateur d’expérimenter avec son corps les situations montrées dans les films ou dans les jeux. De nos jours, l’immersion est totale, absolue, depuis qu’on est plongé au cœur de l’action grâce à la stimulation cérébrale directe ou induite.

Oui, mais… comment garder les pieds sur terre, pour reprendre une vieille expression ? C’est le défi que notre temps se doit de relever. Avec la généralisation du revenu universel, nos sociétés anciennement occidentales ont embrassé le modèle de la ludo-consommation. En leur sein, chacun peut désormais se consacrer à son épanouissement personnel. Alors, celui-ci peut-il n’être que virtuel ? Telle est la question à laquelle chacun est invité à trouver une réponse…

25 oct. 2016