Au cours des années vingt, l’abandon en Europe des élevages industriels d’animaux à viande au profit d’autres sources de protéines avait été motivé autant par nécessité environnementale (il fallait plusieurs milliers de litres d’eau pour produire un kilogramme de viande) que pour des raisons morales : les améliorations des conditions d’abattage des bêtes n’ayant jamais durablement satisfait une conscience émergente, une néo-spiritualité holistique qui ne pouvait pas admettre que l’humanité se nourrisse de protéines issues de massacres industrialisés. À la même période, les technologies se démenaient pour offrir à nos assiettes tout un assortiment d’aliments acceptables par les nouveaux codes éthiques : les fermes urbaines ont réintroduit les fruits et les légumes dans nos cuisines, favorisant ainsi les circuits courts de production. Les céréales, dotées génétiquement des bonnes capacités, poussent désormais sous toutes les latitudes, garantissant à l’humanité une base alimentaire libérée des risques de la spéculation. Mêmes les poissons, derniers animaux à pouvoir encore être servis dans nos assiettes, selon les critères de l’éthique moderne, sont devenus végétariens… Finalement, des trois grandes classes de nutriments, seules les protéines ont eu du mal à faire leur révolution technologique. Parce que de la viande cultivée, ça reste un boudin informe composé de cellules souches stimulées… Que des cuisses de sauterelles grillées restent un amuse-gueule… Et que les larves d’insectes ne donneront, au mieux, qu’une farine de protéines.

Pour nourrir le plaisir gustatif les neuf milliards d’humains que désormais notre planète compte, on aurait pu s’inspirer de savoir-faire ancestraux. Prenez les traditions kasher ou halal. Au cours des siècles, elles sont devenues expertes pour reconstituer des plats sans les ingrédients dont les privent leurs interdits religieux : le saucisson sans porc à le goût de saucisson… le crabe sans crabe ont le goût et la consistance des mets originaux… Finalement, c’est de l’espace qu’est venue une bonne partie de la solution. L’accélération de l’exploitation spatiale à destination de Mars et de la ceinture d’astéroïdes ont précipité un grand nombre de nos compatriotes humains vers des contrées hostiles, dans des conditions de vie contraignantes, sur de très longues durées. Pour que le moral reste bon à bord de ces vaisseaux qui partaient à la conquête de nouvelles frontières, les plaisirs culinaires étaient au centre des préoccupations. Or, une technologie rassemblait bien des qualités pour trouver sa place dans les cuisines de l’espace : l’imprimante 3D. Pour aller dans l’espace, il faut être léger, ne pas être encombrant et avoir un haut potentiel à rendre service. Ces petits appareils étaient tout cela. Pour les astronautes, – les premières tentatives avaient été imaginées au bénéfice des soldats sur champ de bataille – ont été développées des imprimantes alimentaires capables de manipuler, à une échelle quasi moléculaire, un grand nombre « d’encre-ingrédient ». Et ces machines se sont mises à « imprimer » une côte de bœuf, un poulet, des magrets de canard, os et tendons inclus… Charge au cuisinier de les apprêter de la meilleure façon qui soit ! Et la viande est redevenue socialement acceptable… La transition post-animale semble avoir été gérée. Même les impératifs de e-santé sont intégrés à cette technologie. Restent quelques aficionados qui, au moment des fêtes, se payent, à prix d’or, une pintade, un rôti de porc ou une épaule d’agneau, issues de bêtes « élevées au grain », expression d’ailleurs devenue synonyme d’un élitisme inutile et suranné…

Article publié dans Silex ID #5

24 déc. 2015