Débat | Bonne nouvelle ! Le monde va mieux, la violence recule ! [1] | Jean-Jacques Roche | IHEDN

Difficile de rester optimiste quand on ouvre un journal ou quand on reste branché sur une chaîne d’information en continu. Attaques terroristes, catastrophes aériennes ou ferroviaires, famines, règlements de compte à la kalachnikov dans « les territoires perdus de la République », découverte d’un nouveau charnier dans une guerre civile incompréhensible, hôpital d’un camp de réfugiés détruit par un tir de drone, pont autoroutier effondré, aucun des malheurs du monde ne nous est épargné. Le sourire contrit du présentateur qui annonce la reprise des combats après l’échec d’un énième cessez-le-feu participe autant à la théâtralisation des malheurs du genre humain qu’il témoigne de la lassitude du journaliste face à l’ampleur de sa tâche d’édification des masses.

Et pourtant ! Jamais le monde n’a été aussi calme que celui dans lequel nous avons la chance de vivre. Il suffirait pour s’en convaincre d’ouvrir un livre d’histoire. Quatre mois à peine après la bataille de Verdun et ses cent soixante-trois mille soldats français morts ou disparus dans les orages d’acier, Nivelle lançait l’offensive du Chemin des dames lors de laquelle furent sacrifiées près de deux cent mille victimes en l’espace de deux mois. Sans parler des pertes à peu près équivalentes côté allemand. Par comparaison, en dix ans d’engagement en Afghanistan, la France ne déplora que 89 tués au combat. En moins d’un siècle, la loi tendancielle à la réduction de la force employée, mise à jour par Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations,  se vérifie année après année quand on prend la peine d’aborder l’actualité avec un  regard autre que celui du journaliste. L’émotion est certes nécessaire pour s’ouvrir au monde et oublier nos intérêts égoïstes ; elle est mauvaise conseillère quand elle disqualifie toute contestation de l’immédiateté.

À l’encontre du sens commun, le monde va en effet mieux. Beaucoup mieux ! Bruno Tertrais, Steven Pinker, Michel Serre, Johan Norberg ou encore Jacques Lecomte tentent avec plus ou moins de succès de nous faire part de leur optimisme. Le rapport annuel du PNUD consacré au développement humain confirme pourtant leurs intuitions puisque l’édition 2016 constatait qu’en «2015, certains des défis qui semblaient colossaux 25 ans auparavant avaient été surmontés. Même si la population mondiale avait augmenté de deux milliards d’habitants (de 5,3 milliards en 1990 à 7,3 milliards en 2015), plus d’un milliard de personnes ne vivaient plus dans l’extrême pauvreté, 2,1 milliards avaient accédé à des installations sanitaires améliorées et plus de 2,6 millions à une source d’eau potable améliorée. Entre 1990 et 2015 la mortalité juvénile a diminué de plus de moitié, de 91 à 43 décès pour 1 000 naissances vivantes. L’incidence du VIH, du paludisme et de la tuberculose a diminué entre 2000 et 2015. La proportion de sièges parlementaires occupés par des femmes, à l’échelle mondiale, est passée à 23 % en 2016, soit une augmentation de six points de pourcentage sur la décennie précédente. La perte nette mondiale de superficies forestières a diminué, de 7,3 millions d’hectares par an dans les années 1990 à 3,3 millions d’hectares par an durant la période de 2010 à 2015» .

Le constat est identique quand, au-delà des soubresauts de l’actualité, on s’intéresse aux tendances longues de la violence internationale. Les données annuelles de l’Uppsala Conflict Data Program (UCDP) qui font autorité en la matière, sont à ce titre tout à fait explicites puisqu’elles totalisaient pour 2017 90.000 morts liées à des violences politiques, lesquelles incluaient au demeurant les victimes d’exactions de masse liées à des violences crapuleuses. Pour cette même année, on recensait 49 conflits impliquant au moins un Etat (state-based conflict), mais un seul conflit interétatique – c’est-à-dire impliquant deux Etats -, de loin le type d’affrontement le plus meurtrier. Sur ces 49 conflits, 10 seulement avaient atteint le seuil d’intensité permettant de les qualifier, d’après la nomenclature en vigueur, de « guerres », c’est-à-dire avec plus de 1000 victimes liées à des opérations militaires (battlefield related) et 19 étaient internationalisés du fait de l’intervention de puissances étrangères extérieures à la région.  Il convient également de remarquer que l’Organisation de l’Etat islamique (OEI – DAECH) était impliqué (toujours d’après la nomenclature de cette base de données fondée sur des dyades)  dans 15 de ces conflits, soit 31%. L’UCDP comptabilisait également pour 2017 82 zones de tension (non-state conflicts) où ont été décomptées 13.500 victimes. Enfin, le programme d’Uppsala recensait 33 acteurs non-étatiques engagés dans des « one-side violence » visant essentiellement des populations civiles lesquelles ont payé un tribut de 7000 victimes aux modernes seigneurs de la guerre. S’agissant plus précisément du terrorisme, le rapport annuel d’Europol (Terrorism situation and trend report 2018) faisait état de 68 victimes (et de 844 blessés) pour l’année 2017, le terrorisme djihadiste étant responsable pour sa part de 62 morts. Ce chiffre est, il est vrai, élevé mais représente une décrue de près de 55% comparé au pic de 2015 (151 victimes) et doit être rapporté au 511 millions d’habitants de l’Union européenne qui ont statistiquement plus de chances de gagner le gros lot au loto que de risques de mourir dans un attentat terroriste.

Cette litanie de chiffres pourra paraître fastidieuse, voire fallacieuse, pour tous ceux qui, avec Coluche, comparent les statistiques aux bikinis lesquels donnent une idée du sujet tout en cachant l’essentiel. Étudier les ressorts de la violence à l’aide de tableurs Excel serait aussi obscène que mensonger. Pourtant, à moins de considérer que les faits sociaux ne peuvent pas être étudiés à l’aide d’instruments scientifiques – auquel cas il conviendrait de faire des économies en fermant Sciences po -, ces données quantifiées permettent de relativiser l’impression de rupture stratégique du monde contemporain et de rappeler que la vraie surprise stratégique d’aujourd’hui réside dans l’absence (momentanée ?) de guerres interétatiques.

La question qui se pose alors consiste à comprendre pourquoi il est si difficile de prendre la mesure de cette évolution qui devrait transformer radicalement les représentation du monde contemporain. Les éléments d’explication sont nombreux mais, par-delà la dépendance à l’égard du format réduit des informations dispensées par les médias, l’influence des lobbies sécuritaires ou encore l’opinion obligatoirement pessimiste d’experts appelés à commenter l’actualité, deux facteurs peuvent expliquer le catastrophisme ambiant.

Le premier de ces facteurs est d’ordre psychologique et a été mis à jour par le politiste américain Timur Kuran. Selon cet auteur des faits qui s’opposent à nos convictions n’auront de l’importance que si notre opinion relève d’un savoir et n’est pas fondée sur l’avis du plus grand nombre. Des données factuelles qui auraient pu avoir un impact avant que notre opinion ne s’élabore n’en auront plus aucun si elles nous sont présentées après coup. Les statistiques positives sur l’état du monde ne sauraient avoir d’impact sur les croyances individuelles dès lors que celles-ci sont fondées sur l’opinion générale.

Le second facteur est lié aux représentations dominantes des structures internationales considérées comme étant fondamentalement anarchiques. Cette vision, il est vrai, a longtemps prévalu dans les approches réalistes qui s’opposaient aux discours trop idéalistes prônant la fin de la guerre par sa mise hors la loi. Mus par leur quête insatiable de puissance, dévorés par l’intérêt et incapables de se soumettre à la Loi ou à la Raison, les Etats étaient ainsi condamnés à se combattre éternellement tels des gladiateurs dans l’arène de leurs ambitions. La guerre, dans cette conception primitive du réalisme, n’était pas seulement juste ; elle était également légitime, car,  interdire à un État de faire la guerre revenait  à l’empêcher de « défendre son intérêt ou son honneur ». Cette conception est aujourd’hui balayée à la fois pour des considérations objectives (la fin des grandes confrontations interétatiques et leur remplacement par les conflits asymétriques et les guerres hybrides) et par la maturation d’une théorie réaliste qui en soixante ans a, comme toutes les disciplines scientifiques, considérablement fait évoluer les postulats posés à ses origines. À compter du moment où Kenneth Waltz a remplacé en 1979 la puissance par la sécurité comme le but partagé par tous les États sur la scène internationale, l’anarchie postulée par les réalistes des origines a cédé la place à un monde plus ambivalent où la compétition va de pair avec la coopération puisqu’à l’inverse de la puissance  qui ne peut être partagée la sécurité est un bien commun. Comme l’expliquent les réalistes néo-classiques d’aujourd’hui, à commencer par Charles Glaser, le réalisme est devenu optimiste dès lors que la coopération participe à la satisfaction des intérêts égoïstes des Etats.  Comme il semble évident qu’il n’est pas possible d’aborder la biologie avec un manuel du début des années 60, il est tout aussi illogique d’aborder les Relations Internationales sur la base d’ouvrages, tel Paix et Guerre entre les Nations de Aron, publiés il y a maintenant près de soixante ans. Malheureusement, la protection tutélaire des grands auteurs plus souvent cités que réellement lus, continue dans un vieux pays pétri de culture classique

 

Adapter nos représentations du monde en renonçant aux schémas forgés au temps des grandes confrontations entre États devrait nous encourager à l’optimisme. Ces quelques pages ne peuvent à l’évidence contrebalancer la prégnance des images apocalyptiques. Peut-être pourront-elles pour le moins persuader le lecteur dubitatif de s’interroger avec Giraudoux sur la capacité infinie de l’humanité à se relever des catastrophes qu’elle a provoquées : « comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? ».

 

Jean-Jacques Roche
Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
Directeur de la Formation, des Etudes et de la Recherche à l’IHEDN

 

[1] Cet article actualise un chapitre rédigé pour l’ouvrage dirigé par Sonia Le Gourrielec, Notre Monde est-il plus dangereux ?, Paris, Armand Colin, 2016. Le lecteur intrigué par les données chiffrées présentées dans cet article pourront se référer à une analyse plus développée du même auteur, La Guerre en chiffres,  parue dans :  Benoît Durieux, Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer & Frédéric Ramel, Le dictionnaire de la guerre, Paris, PUF, 2016, pp ou encore :  « Le silence des armes ou la paix importune », in Politique étrangère, 3-2013, pp. 53-66

[2] http://www.undp.org/content/undp/fr/home/librarypage/hdr/2016-human-development-report.html. Le Rapport 2016 était à peine moins dithyrambique puisqu’il commençait ainsi : « Le développement humain a fait d’impressionnants progrès en 25 ans. Nous vivons aujourd’hui plus longtemps, plus d’enfants sont scolarisés et plus de personnes ont accès à des services sociaux de base2. Les engagements mondiaux à éliminer les privations humaines à l’horizon 2015, pris au début du siècle sous la forme de la Déclaration du Millénaire et des objectifs du Millénaire pour le développement, ont renforcé cet élan ».

[3] Pettersson (T) & Eck (K), Organized Violence 1989-2017, in Journal of Peace Research, July 2018, vol. 55(4), pp. 535-547

[4] Affrontements entre l’Inde et le Pakistan sur la ligne de démarcation (LOC) ayant causé la mort de 118 soldats.

[5] Par conflit dyadique on entend des conflits qui mettent aux prises deux parties sur un front. L’OEI était ainsi engagée en 2017 sur plusieurs fronts ce qui explique son implication dans 15 conflits dyadiques parallèles.

 

Références bibliographiques
Glaser Charles, Rational Theory of International Relations, Princeton University Press, 2010, 314 p.
Kuran Timur, Private Truths, Public Lies: The Social Consequences of Preference Falsification, Harvard University Press, 1997, 448 p.
Laïdi Zaki, Le Sacre du Présent, Flammarion, 2000, 278 p.
Lecomte Jacques, Le Monde va beaucoup mieux que vous ne le croyez, Les Arènes, 2017, 220 p.
Le Gourrielec Sonia, Notre Monde est-il plus Dangereux ? Vingt-cinq Questions pour vous faire votre Opinion, Paris, Armand Colin, 2016, 160 p.
Norberg Johan, Progress: Ten Reasons to Look Forward to the Future, Oneworld Publications, 2016, 256 p.
Pinker Steven, The Better Angels of our Nature – Violence has declined, Viking, 2011, 802 p.
Pinker Steven, Enlightment Now – The case for Reason, Science, Humanism and Progress, Viking, 2018, 556 p.
Serres Michel, Darwin, Bonaparte et le Samaritain, une Philosophie de l’Histoire, Ed. Le Pommier, 2016, 250 p.
Serres Michel, C’était mieux avant !, Ed. Le Pommier, 2017, 84 p.
Tertrais Bruno, L’Apocalypse n’est pas pour Demain. Pour en finir avec le Catastrophisme, Editions Denoël, 2011, 288 p.     

5 sept. 2018