Deux ou trois choses que « SPACE SWEEPER », le film de Jo Sung-hee, nous dit de notre présent !

« Dis-moi quel film tu regardes, je te dirai quel avenir tu te prépares », parole de prospectiviste !

Avec

 



Une production le Comptoir Prospectiviste / FuturHebdo
pour Space’ibles.fr


Les analyses prospectives des films sur le site de Space’ibles


Réalisation : Jo Sung-hee
Scénario : Jo Sung-hee, Mokan
Acteurs principaux :Song Joong-kiKim Tae-ri, Jin Seon-kyu, Yoo Hae-jin

Production/Distribution : Bidangil Pictures, Netflix
Durée : 136 min.
Année : 2021


 

Chronique d’analyse prospectiviste conçue en collaboration avec Space’ibles, l’Observatoire Français de Prospective Spatiale, initiative du CNES.

 

 


 

Space Sweepers est un film de science-fiction sud-coréen du réalisateur Jo Sung-hee. L’action se déroule en 2092 et comme dans beaucoup de films de science-fiction, l’Humanité semble avoir loupé la marche du développement durable… Alors, sur une Terre désormais dévastée, où le militantisme écologique est considéré comme une forme de terrorisme, l’immense majorité des humains évoluent dans des villes ultra polluées. Là, une seule poignée de riz — naturel et non de synthèse — s’échange à prix d’or. Dans cette dystopie, l’Espace est devenu un territoire d’aventure et d’opportunités où une minorité d’élus résident en orbite, dans des habitats construits et entretenus par un prolétariat spatial, en attendant la « seconde Space Revolution » : la terraformation et la colonisation de Mars.

Dans ce futur, un tout système socio-économique propre à l’Espace s’est développé en orbite de la Terre. Là-haut, à bord de stations spatiales géantes, vivent des dizaines, voire même des centaines de milliers d’humains. Ils sont ressortissants des nations spatiales actuelles, celles qui, dès aujourd’hui, maîtrisent les vols habités — USA, Chine, Russie —, celles qui disposent de leur propre lanceur comme l’Europe, l’Inde, la Corée du Sud et le Japon et d’autres qui sont encore à développer leurs moyens spatiaux comme Israël, le Brésil et bientôt des nations d’Afrique. Ces femmes et ces hommes travaillent, se divertissent et, surtout, font tout pour rester loin du sol d’une Terre ravagée. Mais cet Espace prend des tournures de Far West. Au nom du libéralisme, tous les coups sont permis. C’est ainsi qu’au cours du film on assiste à plusieurs transactions, plus ou moins musclées, dont le dénouement ne produit finalement que de faibles revenus, entretenant un prolétariat orbital, petites mains qui travaillent pour une industrie spatiale au service d’une minorité qui se paye une vie idyllique en orbite… 

Avant de s’interroger sur l’avenir des activités humaines dans l’Espace telles que les suggère Space Sweepers, penchons-nous sur quelques libertés scénaristiques qui cependant nous parlent bien d’Espace. 

Commençons par la question des débris spatiaux dont les dangers aussi bien que l’intérêt qu’ils représentent marquent l’ensemble de l’intrigue du film. Space Sweepers met en œuvre à grande échelle ce que, dès aujourd’hui, les enthousiastes suggèrent, c’est-à-dire le développement d’une industrie du traitement des débris spatiaux. Le titre du film est directement inspiré de cette activité : Space sweepers peut se traduire par « balayeurs de l’Espace », bien que les héros du film soient plutôt des ferrailleurs : à bord de leur vaisseau, le Victory, ils collectent les déchets, les trient et revendent aux industries dans l’Espace les matériaux au poids, à moins que ceux-ci ne soient précipités dans l’atmosphère terrestre pour y être détruits. 

Lorsqu’on croise pour la première fois l’équipage du Victory, on assiste à une chasse au débris digne d’une pêche à la baleine au harpon du XIXe siècle, ceci suggérant que les ferrailleurs de l’Espace ne s’intéressent qu’aux gros débris spatiaux. Or, on sait bien que ces derniers ne sont pas les plus nombreux et pas toujours les plus dangereux : du fait de leur taille, ils sont bien surveillés ! On en vient alors au véritable danger en orbite de la Terre : les millions de petits débris issus de destructions plus ou moins volontaires d’engins spatiaux ou de collisions entre de gros débris. Voyez plutôt : si entre deux objets, on considère une vitesse relative de l’ordre de 54 000 km/h — vitesse courante en orbite —, un choc d’un débris de 20 milligrammes — soit un éclat de titane du poids et de la taille d’un grain de riz — contre un satellite, ou pire une station spatiale, provoquerait des dégâts équivalents à ceux du choc d’une boule de bowling lancée à 100 km/h. De quoi endommager n’importe quelle installation. Mais heureusement, les espaces orbitaux sont vastes, les débris sont espacés les uns des autres d’autant plus qu’avec le temps la gravité nettoie lentement, très lentement, les orbites. Il faut juste ne pas se trouver au mauvais endroit au mauvais moment… 

On pourrait maintenant se pencher sur la question de la motorisation des vaisseaux spatiaux : dans le film, ils se prêtent à des courses-poursuites dignes des meilleurs films d’action qui, eux, se déroulent sur le plancher des vaches… Mais, interrogeons-nous plutôt à propos de la gravité artificielle. Elle est abordée dès le début du film quand le héros se trouve à bord de la cabine d’un ascenseur spatial : alors que cette cabine se trouve à près de 200 kilomètres d’altitude, avec ses passagers en état d’apesanteur, un voyant s’allume pour avertir du déclenchement imminent de la gravité artificielle. D’où provient-elle ? Mystère. C’est d’autant plus mystérieux et inutile que, dans cette cabine d’ascenseur, qu’il soit spatial ou non, les passagers seraient toujours sous l’influence de la gravité terrestre même si cette dernière se réduit avec l’altitude. Il suffit de s’imaginer dans une tour haute de… 200 kilomètres ! À cette altitude, la gravité n’aurait diminué que de 3 % par rapport à celle au niveau de la mer. Quelques instants plus tard, la cabine arrive à destination, une station aux environs de 400 kilomètres — à cette altitude, la gravité est diminuée de 6,3 % par rapport à celle du sol. Cette station se présente comme l’avant-poste de toute une variété d’installations humaines dans l’Espace, en orbite de la Terre. Plus haut encore, quartiers résidentiels, centres commerciaux, champs solaires, infrastructures de transport ou encore gigafactories se déplacent à des vitesses de l’ordre de 28000 km/h pour rester en orbite.

Toujours à propos de gravité, Space Sweepers montre trois installations humaines  en orbite qui méritent notre attention. Au début du film, la caméra survole une station spatiale dénommée « Quartiers résidentiels UTS ». Elle se présente sous la forme d’un gigantesque plateau grand de plusieurs dizaines de kilomètres carrés. Plus loin dans le film, les héros doivent aller dans un centre commercial orbital. Celui-ci ressemble à une construction telle qu’on pourrait un jour en trouver sur Terre, long de plusieurs kilomètres et haut de centaines d’étages. Plus tard encore, les héros se rendent dans une usine de gestion des débris. Celle-ci a la forme d’une sphère parcourue de centaines de couloirs où s’accumulent des déchets en tous genres. Or, aucune de ces trois architectures ne se prête à une gestion de la gravité artificielle de manière satisfaisante. D’autant moins qu’aucune d’entre elles ne se rapproche de près ou de loin d’un cylindre O’Neill, ces tubes en rotation le long de leur axe. Ils génèrent une gravité artificielle induite par la force centrifuge. Là, objets et humains sont collés à la face interne de ces tubes. 

Mais… laissons de côté toutes ces interrogations pour nous étonner de voir comment que ce monde orbital semble être géré par une organisation  hégémonique, l’UTS. On ne en sait pas grand-chose si ce n’est qu’elle tient plus d’une multinationale que d’une institution telle que l’ONU. Serait-on en présence d’une délégation de services publics à l’échelle planétaire ? En tout cas, c’est l’UTS qui accorde aux citoyens spatiaux leurs autorisations de travail, à défaut de quoi : retour sur Terre ! Le film avançant, il apparaît que cette organisation concentre tous les pouvoirs, tous les moyens, toutes les ressources, tendant vers une forme de dictature à peine voilée. Ajoutez à cela le libéralisme exacerbé qui semble s’appliquer au-delà des limites officielles, c’est un drôle d’avenir que propose le film Space Sweepers !

Dans notre présent, il faut bien le dire : nous n’en sommes qu’aux prémices de ce que pourrait être l’avenir spatial de l’Humanité. Alors, un film comme Space Sweepers nous permet de nous interroger, dès aujourd’hui, sur les formes que seraient amenées à prendre les futures activités humaines dans l’Espace.

Pour cela, commençons par un petit tour d’horizon de l’état de l’art spatial : l’Europe, forte de son excellence — la mise en orbite parfaite du télescope spatial James Webb par une des toutes dernières Ariane 5 en est un très bon exemple —, s’apprête, au cours de l’année 2024, à mettre sur le marché une nouvelle génération très attendue de lanceurs de la famille des Ariane, la version 6. A noter que celle-ci n’est pas qualifiée pour les vols habités. L’Europe porte aussi des projets de micro lanceurs et de missions scientifiques ; en matière de spatial, elle préfère souvent miser sur les coopérations internationales. 

De leur côté, les USA s’appuient sur plusieurs prestataires privés pour assurer leur accès à l’Espace. Et la régularité aussi bien que le rythme élevé des tirs des lanceurs Falcon 9 de SpaceX, l’un de ces prestataires, bousculent le marché des tirs civils, scientifiques et militaires : 60 fusées Falcon 9 ont été tirées en 2022 — 2023 établira sûrement un nouveau record. La plupart des premiers étages de ces fusées Falcon 9 ont volé plusieurs fois. À ce jour, le record est de 17 réutilisations ! Cependant, les 200 tirs de fusées SpaceX consécutifs et sans accroc ne doivent pas masquer certains déboires : Boeing n’arrive pas à qualifier sa capsule habitée Starliner et Elon Musk, malgré son enthousiasme légendaire, est bien obligé d’admettre que Starship ne vole pas encore. Ce méga lanceur serait, en théorie, capable d’emmener en orbite basse jusqu’à 100 tonnes de fret ou 100 personnes d’un coup vers Mars. En attendant, c’est Artémis, le programme spatial international, sous leadership américain, qui doit permettre à l’Humanité de revenir sur la Lune, qui prend plusieurs mois, voire quelques années de retard. 

Pendant ce temps, la Chine trace son chemin. Seule ou en collaboration avec la Russie, elle fait la preuve de sa maîtrise technologique : dès aujourd’hui, elle dispose de toute une gamme de lanceurs qui lui assure un accès autonome à l’Espace. Une autre preuve : Tiangong 3, sa station spatiale, est fonctionnelle depuis novembre 2022. Elle travaille aussi au développement de super lanceurs qui, à terme, pourraient bien concurrencer le Starship de SpaceX. La Chine a aussi la Lune dans son collimateur, tout comme elle annonce son intention de développer une industrie dans l’Espace. Cela devrait commencer par des stations solaires orbitales, ce qu’on appelle des SBSP, Space Based Solar Power. 

A cette énumération, il faut ajouter la Russie qui, forte d’une expérience inédite, veut encore avoir son mot à dire dans la conquête de l’Espace. Mais, concentrons-nous sur les actuels trois principaux acteurs de l’Espace — USA, Chine et Europe —, et tentons d’esquisser trois modèles d’un éventuel développement des activités industrielles et économiques dans l’Espace. 

Les USA, forts de leur tradition de libre entreprise, pourraient laisser se développer ce qui pourrait se rapprocher d’une économie de marché. Avec le America First en filigrane de toutes les décisions prises de l’autre côté de l’Atlantique — les conditions des accords Artémis militent en faveur de cette lucidité —, les entrepreneurs américains de l’Espace (SpaceX, Boeing, Northrop Grumman, Blue Origin, Axiom…) comptent bien tirer profit des commandes gouvernementales pour développer des activités spatiales privées. C’est un des enjeux du remplacement de l’ISS qui, du fait de son statut international, ne permet pas la confidentialité pour certaines activités industrielles. 

De son côté, la Chine, pilotée par des aspirations de prestige national mais aussi de reconnaissance internationale, avance à son rythme, selon des plans très ambitieux et établis, plus ou moins officiellement, sur des décennies. Son modèle industriel spatial est, aujourd’hui, celui de très grandes entreprises d’État, entre activités spatiales civiles et militaires — d’ailleurs ceux-ci se sont appropriés les vols habités. Ces entreprises d’État seront les piliers des futurs programmes d’exploration et d’exploitation spatiales. De cette base industrielle et institutionnelle puissante, il se détache peu à peu un écosystème commercial, sous fort contrôle d’État, néanmoins prêt à en découdre sur les marchés internationaux.

Vient enfin l’Europe, en quête d’usages de l’Espace conformes à ses valeurs. Forte d’une excellence scientifique et technique et de capacités de coopération reconnues à l’international, elle peut compter sur des champions industriels historiques et sur un New Space en devenir qui lui permettront d’assurer sa souveraineté : tout en développant ses propres projets d’infrastructure orbitale (comme la constellation IRIS2), et se cherchant encore une indépendance en matière de vol habité, l’Europe contribuera au programme Artemis avec divers modules — de service — que l’on évoque les vaisseaux Orion ou la Lunar Gateway. A propos d’avenir, ses actions militent pour un Espace durable au profit d’une Terre à protéger, pour celles et ceux qui n’iront jamais dans l’Espace. 

Une fois énoncés, ces trois profils d’avenir disent que l’Humanité étend son écosystème originel au fur et à mesure qu’elle avance, sur Terre comme hors-Terre. Ils disent aussi que l’Espace et les orbites de la Terre font entièrement partie de l’écosystème terrestre. C’est déjà une bonne chose.

Cette attention à la Terre est d’autant plus importante que Sullivan, le patron de l’UTS et méchant du film, justifie ses actions en pervertissant l’incitation au développement des activités spatiales proposée par Konstantin Tsiolkovsky, le père de l’astronautique : « La Terre est le berceau de l’Humanité, mais on ne passe pas sa vie entière dans un berceau ! », Sullivan comptant bien se débarrasser de notre planète pour que l’Humanité réalise son destin spatial, au profit de ses propres intérêts ! Cependant, la Terre est bien plus qu’un berceau même vieux de 4,5 milliards d’années. Il faut modérer la phrase de Tsiolkovsky par une remarque de Jean-Jacques Dordain, ancien DG de l’ESA, l’agence spatiale européenne : « A bord de l’ISS, les astronautes passent pas loin de 50 % de leur temps de travail à entretenir leur environnement, la station spatiale internationale. Imaginez que les humains se mettent à consacrer une — petite — fraction de leur temps à l’entretien de leur environnement. Quels effets merveilleux il en découlerait pour le vaisseau Terre !  »

De leur côté, nos amis coréens, dans le film Space Sweepers, ont finalement opté pour un modèle spatial ultra libéral mâtiné de dictature. Est-ce à prendre comme un avertissement ? Comme une fatalité ? En tout cas, de ce côté-ci de la planète, il faut appeler nos institutions à plus d’ambitions et à plus de réalisme pour proposer une alternative aux modèles poussés par nos différents partenaires. Et, heureusement pour nous, le réel est complexe et l’avenir de l’ordre de l’indéterminé. Alors, l’aventure humaine, qu’elle se déroule sur Terre ou dans l’Espace, reste à être dessinée : ne laissons pas alors d’autres en tracer les chemins à notre place !

21 nov. 2023