Débat | To Uber or not to Uber ?

Le récent conflit des conducteurs de taxis contre Uber nous dévoile les travers d’un nouveau modèle de travail. Tout le monde en parle sous le terme d’uberisation, et pour certains ce modèle va certainement s’imposer dans la plupart des domaines d’activité, dans un avenir plus ou moins proche. En France, les partisans y voient le moyen de réformer le code du travail, tandis que les opposants s’inquiètent d’une dérégulation galopante et du risque de la mise en concurrence de tous les individus, qui deviendraient ainsi des biens marchands.

Sans préjuger du fond de l’affaire, force est de constater qu’il s’agit visiblement d’un mouvement international, enfant de la mondialisation et d’Internet.

Tout a commencé comme un rêve à l’américaine : en 2011, Travis Kalanick, le fondateur d’Uber, qui n’a que  37 ans quand il crée son entreprise. En 3 ans seulement, Uber se déploie dans 62 villes, réparties sur 68 pays. Bien sûr, les fées de l’Internet se sont penchées sur le berceau de l’ex-jeune pousse : en 2013, Google investit 250 millions de dollars dans Uber pour en assurer le déploiement.

 

Aujourd’hui Uber dessert plus de 310 villes du monde, pour un chiffre d’affaire de 50 milliards de dollars.

Alors, pourquoi ce succès ? Simplement parce que c’est une réponse pertinente aux besoins des utilisateurs qui cherchent un service (taxi) accessible et peu cher. C’est aussi une réponse à l’incapacité des pouvoirs publics à réformer ce secteur, on en parle depuis longtemps… Déjà en 1961, en France, le rapport “Armand-Rueff“ pointait les limites du système de licences tel qu’il était organisé pour les taxis. Depuis, les rapports se succèdent, sans jamais aboutir à une réponse.

Avant de se demander si oui ou non le modèle d’Uber se développera dans l’avenir, on peut continuer à chercher en regardant… vers le passé !

Le monde du travail a déjà connu des révolutions similaires. Au XIXe  siècle, avec les débuts de l’industrialisation, les premières automations ont percuté de plein fouet les ouvriers du textile. L’arrivée des métiers à tisser mécaniques remettait en question les qualifications des ouvriers de cette industrie hautement spécialisée.

Cela a donné naissance à un mouvement qu’on a appelé le “Luddisme” (du nom de l’ouvrier Nedd Ludd qui, vers1780, aurait cassé le métier à tissé qui menaçait son emploi.), mouvement social de lutte contre les machines qui concurrençaient les ouvriers de façon “déloyale”, moins chère, plus rapide… Le parallèle avec l’uberisation contemporaine est évident. A l’époque, les évènements se sont déroulés en cinq temps :

  • Manifestations : Les ouvriers protestent. Ils s’opposent à l’implantation des métiers à tisser mécaniques.
  • Négociation : Les luddistes obtiennent une satisfaction partielle : les salaires sont augmentés, la pression économique s’est un peu relâchée.
  • Répression : Les autorités protègent les lieux de production et arrêtent les manifestants pour affaiblir le mouvement.
  • Législation : En 1812,  la peine capitale est instaurée contre le bris de machine… et elle est appliquée !
  • Conclusion : Si des luddistes restent actifs jusqu’en 1817, leurs actions deviennent de plus en plus désespérées. Au final, à l’aube des années 1820, les professions concernées ont presque totalement disparues des usines.

Si on revient vers notre présent et le mouvement d’opposition des taxis contre Uber, il y a fort à parier qu’il s’agit d’ors et déjà d’un combat d’arrière garde. D’ici une dizaine d’année, la généralisation des voitures autonomes va modifier fondamentalement la mobilité des individus, le stationnement et l’auto-partage… Comme lors de la mécanisation des métiers à tisser, à terme, les taxis ne seront plus opérés par des personnes et donc l’actuel mouvement social s’éteindra de lui même… Un peu cynique, non ?

Cependant, cette révolution ne s’arrêtera pas là. Elle porte en elle les évolutions futures de la plupart des secteurs d’activité professionnelles. Une de ces évolutions porte sur les entreprises : hier, celles qui étaient valorisées étaient “celles qui savaient faire”, aujourd’hui ce sont “celles qui savent faire faire”. Et celles qui font vibrer les marchés, ce sont Uber, Airbnb, Amazone ou d’autres. Toutes sont des entreprises qui “savent mettre en relation” le client et le fournisseur de biens, ceux qui produisent.

Demain et à l’instar de ce que l’on voit se développer autour de Uber, les entreprises concentreront leur marché sur cette mise en relation client-fournisseur. Conséquence pour les personnes “produisant” les services : elles seront considérées comme indépendants ou micro entreprises, révolutionnant ainsi la notion de lien de subordination, de contrat de travail et de responsabilité.

Différents modèles de travail continueront certainement à cohabiter, mais chacun sera proposé pour ses avantages propres et non par obligation réglementaire. Ce seront :

  • le contrat de travail, tel qu’il existe ou ses futurs avatars, sera probablement un argument pour fidéliser les salariés les plus qualifiés,
  • les travailleurs indépendants (micro entreprise ou en contrat d’usage…). Ce type d’emplois a déjà été initié avec le statut d’auto-entrepreneur
  • En réaction, il est également probable que les “travailleurs” s’organisent dans l’esprit des anciennes corporations. Ils tenteront ainsi de peser face au entreprises dans des négociations. A titre d’exemple, il existe déjà des services concurrents à Uber (VTC cab) qui sont opérés par des regroupements de chauffeurs. Ce seront les évolutions des actuelles coopératives d’entrepreneurs.

Mais le lien entre les employés et les entreprises va continuer à évoluer. Cela impliquera également une nouvelle répartition du temps de travail. On pourra donc travailler dans un restaurant pendant les heures de pointe, et, l’après midi, être chauffeur… D’ors et déjà, certains centres d’appel ne sont plus délocalisés mais opérés par des particuliers qui travaillent sur leurs créneaux horaires disponibles. Il en va de même pour certains services de saisie de données… Et ça n’est qu’un début !

Si ces évolutions vont transformer le monde du travail, par échos, la société civile va elle aussi s’en trouver profondément bouleversée. Et cette révolution sera sans doute plus profonde encore que la révolution industrielle, au XIXe siècle.

En fonction des freins ou des défenses que chacun portera sur ce sujet, cela prendra plus ou moins longtemps. Mais comme pour l’industrialisation ou la mondialisation, ce mouvement va arriver et se mettre en place, et il appartient à chacun individus, sociétés, et pouvoirs publics de prévoir ces changements, de les anticiper et de s’y adapter pour que cette évolution ne soit pas une révolution.

 

22 mars 2016