La parole est aux partenaires du festival : CONTROV3RSE, think tank des métavers européens | Mondes Anticipés (saison 2)

LA NÉCESSITÉ D’UNE ÉTHIQUE DU MÉTAVERS

Le métavers s’annonce comme un vague du numérique plus puissante que le commerce électronique, le web et l’ubérisation réunis. Comme chaque grande poussée technologique — imprimerie, vapeur, électricité —, il provoquera une métamorphose de la société, ce qui requestionne ses fondements éthiques.

MENACES CONTRE LA SÉCURITÉ

On ne peut pas nier les progrès apportés par l’économie 2.0, à commencer par Wikipedia, les logiciels libres et le « peer to peer ». L’ensemble a cependant formé un système de pensée qui a permis aux Big techs de moissonner la richesse des contributions (photos, commentaires, données) et de menacer la propriété numérique. La captation des données numériques personnelles par les big techs menace la sécurité de la vie privée. La manipulation des informations menace la capacité de discernement. Les bulles informationnelles menacent la capacité de jugement. Le marketing de l’addiction menace la liberté de pensée. La surveillance de masse menace la liberté d’action.

VICE DE CONSENTEMENT

On répondra que les internautes ont consenti à toutes ces pertes de sécurité en échange de services gratuits. C’est vrai, mais tout repose sur un gigantesque vice de consentement. C’est ce qu’a révélé en premier l’affaire du Huffington Post.

Ce « Wikipedia du journalisme » permettait à tout journaliste professionnel ou amateur de publier bénévolement ses tribunes. L’audience et la réputation alimentaient des algorithmes pour faire le tri et mettre en avant les meilleurs contenus. Or, le jour où le Huffington Post a été vendu 300 millions à AOL, en 2011, les journalistes ont réclamé leur part, ont fait un procès et l’ont perdu. Sur le plan juridique, ils avaient tort, indéniablement. Ils avaient signé les conditions générales, ils avaient gagné une visibilité gratuite, les contributions étaient inexploitables individuellement et la valeur économique était créée par leur agrégation. Sur le plan social, en revanche, ils avaient raison.

Le même phénomène s’est reproduit avec la startup Oculus. Financée en « crowdfunding » par les dons de particuliers, elle n’a pas partagé les 2 milliards reçus de Facebook pour son rachat. Les exemples se sont multipliés jusqu’à généraliser ce sentiment des contributeurs d’avoir été expropriés par les plateformes 2.0.

LE MÉTAVERS AMPLIFIE LES MENACES

Le métavers est la prochaine grande vague d’internet, fondée sur l’intelligence artificielle, le web 3.0 (blockchain, crypto-monnaies, NFT), les réalités augmentée et virtuelle. Elle est perçue comme un amplificateur de ces menaces. Le film Ready Player One imagine un monde futur dans lequel le seul endroit vivable est virtuel. Les adolescents se rencontrent, jouent, gagnent leur vie dans le métavers, mais sont pourchassés par des organisations puissantes, cupides et sans scrupules. Or la réalité semble rejoindre la fiction lorsqu’on apprend que le vol, l’extorsion, le chantage, l’usurpation d’identité, l’addiction, le harcèlement et l’insécurité du travail risquent d’être encore plus virulents dans le métavers qu’ils ne l’étaient déjà sur internet, ou que les casques de réalité augmentée sont équipés pour lire les mouvements involontaires des yeux, expression de notre inconscient.

IMPUISSANCE DES ÉTATS

Face à ces menaces, les États semblent impuissants. La mondialisation est accusée d’avoir mis les entreprises au service de la finance, d’avoir assujetti les citoyens aux disciplines d’un marché devenu total, d’avoir instrumentalisé le travail pour la « création de valeur » au profit d’un actionnaire d’autant plus tyrannique qu’il est anonyme et, pour gêner l’intervention des États, de les avoir mis en situation de concurrence.

À la mondialisation se superpose un autre phénomène, celui du changement de régime économique. Nos ordinateurs sont Windows ou Apple, nos smartphones sont Android ou iOS. Ils sont en principe en concurrence, mais comme il est compliqué de passer de l’un à l’autre, on parle de concurrence monopolistique : chacun reste maître de son marché, et grandit avec lui, tant qu’il innove ou qu’il neutralise les innovateurs. C’est pourquoi les grandes plateformes dominent maintenant les classements boursiers. La concurrence monopolistique devient le régime principal de l’économie, en remplacement de la concurrence libre et parfaite.

Dès lors, notre dépendance à ces fournisseurs s’accroît. Face à des problèmes de prélèvements bancaires abusifs, de ventes forcées, de harcèlement publicitaire, de complications administratives, d’arnaques, de prestataire imposé, d’intrusion dans la vie privée, d’exploitation de nos données — commentaires, photos, videos  —, nous sommes démunis faute de pouvoir faire jouer la concurrence. Notre seul recours est celui de la loi, raison pour laquelle l’exigence vis-à-vis de l’État augmente. Celui-ci devrait beaucoup plus réglementer, mais il est gêné par la vitesse de l’innovation.

PERTE DE CONTRAT SOCIAL ÉTATIQUE

D’un côté les menaces contre notre sécurité grandissent, d’un autre les États sont impuissants à nous protéger. Les personnes les plus sensibles à cette situation sont les pionniers du métavers. En réaction ils utilisent couramment des crypto-monnaies intraçables, renoncent à leur banque traditionnelle, s’implantent dans les pays les plus libertaires — Luxembourg, Portugal, Dubaï — ou travaillent sous un pseudonyme pour des organisations décentralisées.

L’objectif du Contrat Social étatique est la mise en sécurité des hommes, de leurs propriétés et leurs libertés en limitant les effets de la loi du plus fort.

La généralisation des habitudes des pionniers par le grand public vide progressivement le Contrat Social étatique de sa substance, et provoque un divorce lent entre les peuples républicains et leurs États.

Mais ce vide n’est pas perdu pour tout le monde. Il est remplacé par le néo-féodalisme grandissant des GAFA.

CODE IS NOT LAW

Ceux qui veulent s’extraire du Contrat Social étatique ont souvent pour mantra « code is law ». Selon eux la loi est implicitement inscrite dans les blockchains qui, réparties sur une multitude d’ordinateurs, sont contrôlées par une communauté anonyme à laquelle tout le monde peut participer sans permission. La monnaie ne dépendrait plus des banques centrales, mais de lignes de programme informatique. Les contrats intelligents détermineraient intégralement la relation commerciale entre deux acteurs économiques, qui ne devraient jamais faire appel à la police ou à la justice, ni à aucun autre tiers de confiance. L’économie pourrait ainsi s’affranchir de la loi et de l’État.

Pourtant ce mantra aurait dû s’enrayer dès 2016. À cette date, en effet, un hacker a réussi à détourner des crypto-monnaies pour l’équivalent de 50 millions de dollars. La communauté de TheDAO, le code attaqué, a reconnu que l’exploitation du code était contraire à l’intention des programmeurs de ce code. La loi, contrairement au code, prévoit de prendre en compte l’intention, ce qui est d’autant plus nécessaire que le réel est complexe ou imprévisible. Code is not law.

GAFA IS LAW

De plus, ce mantra provient d’un article éponyme de 2000 qui ne décrivait pas la blockchain, mais la norme d’internet. Il observait que l’anonymisation en ligne garantissait la liberté d’expression mais aussi la propagation de contenus illicites et l’usurpation d’identité. Il en déduisait que la perte de pouvoir du régulateur était remplacée par le gain de pouvoir du codeur. Or internet est maintenant dominé par les GAFA, qui ont donc récupéré ce pouvoir à leur bénéfice, malgré le renforcement partiel des lois.

Depuis 2015 se développe le web 3.0, qui voulait créer un Internet décentralisé, libéré des GAFA. Mais Google est le premier investisseur blockchain avec 1,5 milliards sur les 10 derniers mois. Meta développe des lunettes de réalité virtuelle et augmentée pour contrôler une porte d’accès du métavers, dans lequel chaque application lui versera la moitié de ses revenus. Il vend déjà des objets virtuels uniques (NFT), sur Instagram et Facebook, suivi par Apple sur sa propre plateforme. IBM et Microsoft commercialisent des services de blockchain. Tout comme Amazon, qui collabore de plus avec la banque centrale européenne pour tester les paiements en e-Euro. L’histoire semble devoir se répéter et les GAFA prendre aussi le contrôle du web 3.0.

Depuis 2020, on observe par ailleurs un certain optimisme pour la capacité de la blockchain à soutenir le développement durable là où la coopération politique mondiale n’avance pas. Elles promettent de transformer les problèmes de long terme – émissions de carbone, surpêche, fuites de gaz, énergie renouvelable – en opportunités financières de court terme. BPIfrance compte 700 startups qui veulent avoir un impact dans ce sens. Le World Economic Forum pense que la blockchain peut réparer les failles du marché de crédit carbone pour verdir l’économie. L’ONU observe que cette technologie accélère l’action pour le climat par le financement et l’efficience des énergies propres. Là encore, cependant, le pouvoir est verrouillé par la puissance technologique des Big Techs chinoises et américaines. GAFA is law.

VERS LE CONTRAT
SOCIAL
NUMÉRIQUE

Les États seront-ils contraints abandonner une partie de leur pouvoir ? Même si les technologies sont nouvelles, ce ne serait pas la première fois de notre histoire.

À la fin du IXème siècle, le contrat social des Francs était fondé sur la religion. Personne n’aurait imaginé saccager une abbaye, encore moins en piller les trésors. Sauf les Vikings, dont les dieux païens avaient des valeurs guerrières. Affaibli par des décennies de raids, le roi des Francs finit par leur concéder la Normandie en échange de la protection de la Seine contre d’autres envahisseurs. Une nouvelle loi hybride apparaît, plus efficace même que l’ancienne contre le vol. Les moines peuvent revenir dans leurs abbayes maintenant pacifiées, ce qui consacre la « paix du Duc de Normandie », le chef viking nouvellement anobli. Celui-ci poursuivra néanmoins ses raids, mais un peu plus loin, en Bretagne.

Cette histoire est-elle en train de se répéter ? Les GAFA sont présents dans tous les pays, et jouent de la concurrence des États pour minimiser leurs impôts. Partout, ils ont pillé nos données personnelles pour en exploiter la richesse. Facebook a tenté avec Libra de frapper monnaie. La même entreprise a institué une Cour Suprême pour décider la censure de certains posts, à commencer par ceux de Donald Trump. Google a cherché à neutraliser un projet de loi européen. Le Danemark, qui les considère plus influents que des États, a déjà nommé un Ambassadeur dans la Silicon Valley.

Si les GAFA sont les nouveaux Vikings, on leur cédera les territoires virtuels pour qu’ils assurent notre sécurité contre les arnaqueurs, harceleurs et rançonneurs, et pour qu’ils mettent en œuvre un programme pour le développement durable. On finira par légaliser en contrepartie leur optimisation fiscale et la poursuite de la captation des données.

Cette prospective n’est pas nécessairement pessimiste. Il s’avère que les Vikings se sont finalement acculturés, sont devenus d’honnêtes commerçants et ont fait prospérer la Normandie, tandis que l’autorité du Roi des Francs était méprisée.

PISTES DE RÉFLEXIONS ÉTHIQUES

Cette vision d’un abandon de pouvoirs de l’État au bénéfice des GAFA n’est pas une prophétie, mais un scénario prospectif. Il illustre la nécessité d’une réflexion éthique sur les choix de société qui vont orienter l’avenir. Voici quelques pistes pour l’introduire : si nous jugeons collectivement qu’un transfert de pouvoir étatique au bénéfice des GAFA est inacceptable, quelles actions devrait conduire l’Etat ? Affaiblir autant que possible les GAFA, quitte à mécontenter leurs salariés ou à générer des tensions diplomatiques ? Augmenter les règles de sécurité numérique, quitte à limiter la liberté d’expression ? Interdire la captation des données, quitte à provoquer l’arrêt de certains services gratuits ?

Si ce transfert de pouvoir est acceptable, quel degré de pouvoir devrait conserver l’État : recours de justice, droit d’audit, droit de reprise de contrôle ? Peut-on laisser un degré d’autonomie aux GAFA équivalent à celui de la Principauté de Monaco ?

Faut-il refuser cette alternative et encourager des solutions innovantes qui réparent le Contrat Social autrement ? Face à la concurrence excessive des prix, Yuka affiche la qualité nutritive des produits sur le smartphone des consommateurs au moment de leur achat. Face à la domination des oligopoles sur les petits producteurs, la marque « C’est qui le patron ?! » établit la juste répartition du prix d’un litre de lait en accord avec des consommateurs sociétaires. Face à l’ubérisation des indépendants, la SACEM reconnaît la contribution de chaque musicien dans une oeuvre collective. Face à la désinformation, AFP-Factuel décortique les videos des réseaux sociaux pour en vérifier l’authenticité. Face aux besoins de sobriété, des centaines de startup explorent les technologies du métavers pour optimiser les taux d’occupation ou d’utilisation (bureaux, véhicules, machines), minimiser les déchets (durabilité, fonctionnalité, recyclage), partager les services de quartier (mobilité, logistique, espaces partagés, logistique), mettre en commun des actifs (co-propriété, fonds de données numériques, fonds de brevets, gestion collective de droits) et mettre en application l’intention : « je veux bien contribuer à un projet auquel je crois. Mais s’il produit une richesse pour quelqu’un, je veux en recevoir une part équitable ».

Ces expériences ont leurs imperfections, mais pourraient-elles inspirer un nouveau contrat social ? Quel est le meilleur lieu de sa mise en oeuvre : l’Etat, les GAFA, ou une troisième voie qui reste à inventer ? Pour répondre à ces questions, une éthique du métavers est nécessaire.


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19 déc. 2022