Il y a une fatalité de l’allocation universelle comme il y en a une de l’espéranto : certains des arguments en leur faveur peuvent sembler raisonnables, mais leur combinaison produit un résultat contradictoire avec l’objet visé : la pauvreté pour tous, la dépendance pour tous, la novlangue pour tous. Est-ce la raison pour laquelle l’une et l’autre attirent en majorité des esprits confus, des autodidactes approximatifs, des idéologues en mal de programme et des tempéraments désincarnés ? Et dans tous les cas, des gens qui ont avec le langage et les faits un rapport malheureux.
Malgré de nombreux zélateurs recrutés dans toutes les sectes, il n’y a eu qu’un seul grand nom pour prôner l’allocation universelle : un philosophe sartrien d’origine autrichienne, d’une grande richesse d’esprit mais d’une extrême abstraction de vues, et rongé par son surmoi comme par un vautour affamé. Après avoir publié, en 1958, un beau récit autobiographique, dans lequel il explique qu’il ne se sent pas appartenir à la compagnie des humains, mais qu’il aimerait y entrer, il a peu à peu évolué vers le journalisme et fait de la lutte contre la liberté individuelle son cheval de bataille, sans d’ailleurs penser à mal. Il était doux dans ses mœurs et violent dans son militantisme, généreux dans l’écriture et avaricieux dans son train domestique, et il a fini par se suicider en compagnie de sa femme pour résoudre un problème insoluble.
Certes l’allocation est une proposition généreuse, et il y a tant de juste désir dans l’idée de disposer d’office du minimum vital qu’on peut comprendre la faveur dont elle jouit, de loin et par réputation. Mais cela ne justifie quand même pas l’aveuglement soutenu à son égard, que le bon sens devrait dissiper.
Car cette théorie d’apparence claire est adossée à une série de présupposés si flous que la clarté initiale n’irrigue guère que du vide. L’idée de veiller à ce que chacun dispose d’un revenu minimal et qu’il puisse choisir de ne pas travailler n’est pas seulement utopique, elle est contre-productive, compte tenu de tout ce que nous pouvons savoir de la société, de l’esprit humain, et des termes mêmes du débat :
1. Le montant imaginaire idéal serait 1000 euros par personne et par mois. Des montants plus bas seraient d’une utilité douteuse. Mille semble un minimum pour servir réellement. Il s’agit donc de 12 000 euros par an, qui multipliés par 68 millions d’habitants pour s’en tenir à la France, représentent816 milliards. C’est le double du budget de l’État français.
2. Ces montants ne peuvent être pris ni sur les frais d’enseignement, ni sur ceux de l’infrastructure, de la santé, de la défense, de la présence internationale, ni même sur ceux de la culture. Il s’agit dès lors d’une extension des dépenses sociales, chômage inclus, et il faudra d’autres sources de rentrées pour y pourvoir, alors même que le déficit 2018 est déjà de l’ordre de 70 milliards.
3. Pour se procurer ces ressources supplémentaires, il faudrait, soit augmenter fortement les impôts desplus riches, soit convaincre la BCE de pratiquer le quantative easing à très grande échelle, à l’usage de l’ensemble des pays de l’Euroland. Ces deux solutions n’offrent pas des perspectives économiques bien joyeuses.
4. Il est difficile de réduire le montant de l’allocation universelle. Des sommes moindres sont souvent évoquées, mais elles sont indécentes. Même, si 1000 euros par mois et par personne sont éventuellement confortables pour des familles où une partie des dépenses sont mutualisées, pour un célibataire, supposé sans patrimoine préalable, sans logement possédé, c’est bien juste. Et si on plafonne ou supprime la rente pour certains, on cesse aussitôt d’avoir affaire à une allocation universelle pour se retrouver avec une rente sous condition de pauvreté, pure extension de l’aide sociale.
5. L’allocation universelle étant par essence égale, donc inégalitaire, les endroits où l’on peut vivre seul avec 1000 euros par mois risquent fort de se situer en marge de la vie économique et culturelle : les grandes villes devenant encore plus inabordables qu’aujourd’hui. En sorte qu’aucun revenu de complément ne pourra guère se trouver.
6. Il n’est pas possible de refuser le bénéfice de l’allocation universelle, puisqu’elle s’inscrit par essence dans le cadre d’une société étatique. Mais les gens qui choisissent de travailler se trouveront dans la situation étrange de payer un surcroît d’impôts pour financer leur propre allocation « universelle ».
7. Les tenants politiques de l’allocation universelle la justifient souvent par le fait que le travail humain est amené à se raréfier, qu’il n’y en aura plus jamais pour tout le monde, et qu’il faut que la majorité prévisible des non-travailleurs puisse subsister. Il ne s’agit donc plus que d’une allocation de chômage déconnectée de la question du travail, et destinée à subsister, sans perspective de sortir de l’indigence et d’acquérir du superflu.
8. Par là, on voit l’hypocrisie de tout discours qui prétend que chacun sera libre de travailler, et que s’ajouteront à cette base de subsistance les revenus du travail à volonté. Pour la plupart, à terme, seuls les frais de survie seront accordés.
9. D’autre part, en entérinant, et donc en favorisant, la diminution radicale du travail humain rémunéré (le bénévolat devrait subsister quelque temps), on hâte les progrès exclusifs de l’IA : par exclusifs, j’entends : qui se font en faveur de l’IA elle-même, et non au bénéfice des humains. C’est elle, d’ailleurs, qui aura la charge de calculer et de verser l’allocation universelle aux anciens seigneurs de la planète. Solution moins coûteuse et plus satisfaisante, pour elle comme pour nous, que de nous exterminer. Mais enfin, elle devra songer à pratiquer un certain malthusianisme. Dix milliards, quinze milliards de bouches inutiles à nourrir, c’est beaucoup pour des entités qui ne mangent pas.
10. Les sociétés qui pratiqueront l’allocation universelle seront forcément non démocratiques. Le mot universel ne doit pas nous tromper. Elles fonctionneront entièrement dans une logique verticale, de haut en bas, et supposent une restriction supplémentaire de la liberté individuelle, une dépendance accrue vis-à-vis de l’État.
11. L’allocation universelle ne pourra être établie partout en même temps sur la planète, et il est à parier que les pays qui la pratiqueront seront envahis à un niveau décuplé par les populations des pays qui ne la pratiquent pas : ce qui aura pour conséquence première de faire exploser les budgets allocataires, et seconde, de détruire la société d’accueil.
12. Pour installer l’allocation universelle, un pays comme la France devra entièrement entrer dans une perspective non nationale, et renoncer à l’idée de France. Il lui sera politiquement impossible de refuser aux immigrés clandestins le bénéfice de la rente, et techniquement impossible de maîtriser le flux d’arrivées, avec une telle aimantation. Il ne faudra pas beaucoup plus de vingt millions de nouveaux venus, aisément trouvables dans des continents pauvres peuplés de milliards de personnes, pour que le système tout entier s’effondre, dans le désordre humain le plus total.
13. Le travail naît du travail. La richesse naît de la richesse. Aucune richesse n’est jamais née de la pauvreté sans travail.
14. L’oisiveté et la dépendance, l’absence de compétences collectives, n’ont pas besoin d’être encouragées. C’est la créativité, l’usage enrichissant des loisirs, le désir de bien faire et la curiosité d’esprit qui ont besoin d’un coup de pouce : ce n’est pas l’allocation universelle qui le donnera.
15. Il suffit de voir ce qui se lit, ce qui se regarde, ce qui s’écoute « en plus », depuis qu’on est passé de soixante heures de travail hebdomadaires à trente-cinq, pour renoncer à croire qu’un loisir forcé à temps plein produira un surcroît d’activité culturelle ou intellectuelle, même en attribuant ce nom à la fréquentation d’Europapark ou au following d’un brillant Youtubeur.
16. Les besoins des malades, des handicapés, des déments, des vieillards, des artistes, des chercheurs, des criminels, ne pouvant être assurés, tout compris, avec 1000 euros par mois (que l’on suppose, pour la commodité, être 1000 euros net, et non le double, comme s’il s’agissait d’un salaire assujetti à tous les prélèvements, retenues et taxes), il faudra que la société fournisse en plus la couverture maladie, sociale et éducative, qu’il est impossible de prendre en charge individuellement, surtout à une époque de scanner, d’IRM et de principe de précaution. En sorte qu’à l’exception du RMI et des Assédic, les dépenses publiques hors allocation universelle seront exactement les mêmes qu’avant, et continueront d’augmenter.
17. À moins que tout cela ne soit balayé ? La médecine, l’éducation, la citoyenneté à deux vitesses, sont sans doute contenues, non par dysfonctionnement, mais de façon intrinsèque, dans cette utopie contradictoire.
18. Les gens munis d’un emploi rémunéré constitueront une caste supérieure, une aristocratie nouvelle, au sens féodal du mot. La société figée qui en sortira fera regretter (si l’histoire du passé est encore accessible) les grands moments de l’Ancien Régime.
19. L’argent dépensé ainsi, non seulement en vain, mais à mauvais escient, permettrait de créer des entreprises, des infrastructures, et une politique économique, à un niveau inégalé : et d’assurer un avenir aux citoyens, au lieu de le barrer pour des motifs « rationnels ».
20. Le montant à engager pour fournir une allocation universelle à tous les citoyens équivalant à tout le moins aux recettes de l’impôt et des taxes sur les personnes physiques, il serait intéressant d’évaluer si la suppression de cet impôt, ou de celui sur les sociétés, ou la réduction de la TVA, n’apporterait pas une plus décisive amélioration de la vie des citoyens, qui disposeraient ainsi de leurs revenus dès le premier centime, pour en user librement.
On s’arrête à vingt remarques critiques pour ne pas épuiser le lecteur avant d’en finir avec le sujet. Mais en détecter au moins une dizaine d’autres serait, hélas, l’enfance de l’art. Elles surgissent sans fin. On ne les invente pas, on les épingle au passage, comme un vol de papillons noirs.
En fin de compte, dans le projet de rente automatique universelle à vie, il n’y a qu’un élément positif à épingler : c’est la bonne intention de ceux qui la prônent, qui n’ont ni les moyens d’en mesurer les conséquences, ni même la volonté de le faire, mais simplement, un grand désir émotionnel, une sorte de postulation religieuse, pour qu’il n’y ait plus jamais de pauvres, ni d’exclus sociaux. Le résultat prévisible est exactement à l’opposé, sans parler des effets induits et tous défavorables à la liberté personnelle.
Les raisons sentimentales sont rarement raisonnables, on peut le mesurer dans le domaine amoureux. Mais l’amour est du ressort individuel, où chacun s’arrange comme il peut, tandis que l’allocation universelle engage notre sort commun, tout en risquant d’être décidée par des élus sentimentaux qui en jugent à l’aise, sachant qu’ils ne se contenteront pas, eux, une fois la loi votée, d’une dotation si restrictive. Peu importe d’ailleurs. L’essentiel aura été obtenu : le degré de richesse ou de pauvreté de chacun ne dépendra plus que de la société-providence.