Le préférendum du siècle : Entre utopie sociale et colonie martienne | 08/09/2073

Le 8 septembre 2063 fut un jour marquant dans l’histoire de France. Balthazar Naud, un des plus riches milliardaires du pays décédait de vieillesse dans sa superbe villa de Saint-Tropez, où il passa les plus belles années de sa vie. Il avait accumulé une fortune de plus de 200 milliards d’euros et avait fait  preuve d’un sens de la finance confinant au génie. Parti de rien, il avait commencé par investir 100 euros dans une cryptomonnaie à l’âge de 18 ans, quand il avait gagné son premier salaire de manutentionnaire dans un supermarché. Il avait très rapidement accumulé son premier million, et n’avait cessé d’accroitre sa fortune en misant toujours sur les entreprises triomphant en bourse. Particulièrement avisé dans ses placements, sa chance insolente avait suscité la suspicion des observateurs, dont certains pensaient qu’il venait du futur et connaissait à l’avance les cours de la bourse. Rien ne prouvait de telles allégations. Naud avait quelques propriétés situées dans plusieurs pays, mais il était resté fidèle à ses convictions initiales, et la plupart de ses avoirs étaient toujours des cryptomonnaies. Toutefois, il n’avait pas d’enfants ni de descendants connus. Plusieurs femmes avaient tenté de lui prêter une liaison et des progénitures, mais il avait toujours réussi à prouver l’inverse. Ainsi, il avait décidé de léguer l’intégralité de sa fortune à l’État français, à la condition que cet argent soit utilisé à des fins bien spécifiques. Il avait demandé comme dernière volonté qu’un préférendum soit organisé afin que les Français choisissent entre deux possibilités. Soit les 200 milliards seraient répartis en un million d’appartements ou de petites maisons d’une valeur de 200 000 € pour les ménages les plus pauvres du pays, soit ils seraient investis dans l’achat d’un territoire martien. En effet, les États-Unis avaient conquis la planète en 2050 et vendaient des parcelles aux États qui pouvaient se le permettre. La France, déjà très endettée, n’avait pour l’heure pas cette possibilité et se trouvait sans colonie martienne, ce qui peinait un grand nombre de citoyens, dans la mesure où la plupart des grandes puissances disposaient de territoires sur la planète rouge. 

Lorsque la Présidente de la République Manuela Minione annonça le lancement de la campagne électorale qui devait mener au vote, les passions se déchainèrent. La gauche estima immédiatement que l’option du million d’appartements pour les ménages les plus pauvres s’imposait comme la solution la plus évidente. Une telle répartition permettrait de sortir un grand nombre de Français de la misère, et serait une mesure de justice sociale qui ferait date dans l’histoire du pays. Un grand nombre de déshérités y trouveraient une solution à leurs problèmes financiers, pourraient quitter la précarité et accéder enfin à la propriété. Le parti social-démocrate pensait même que la deuxième option du préférendum était une insulte à l’intelligence, tant il était inconcevable de consacrer 200 milliards d’euros à l’achat d’une colonie inutile et nouvelle preuve d’un impérialisme qui avait déjà dans l’histoire montré ses limites et ses excès. 

Toutefois, le dégoût que suscitait Mars pour une frange radicale de la gauche n’avait d’égal que l’attirance d’un nombre non négligeable de personnes du parti républicain. La droite, dont un grand nombre de membres étaient déjà propriétaires, voyait d’un très mauvais œil la première option. En effet, le million de pauvres qui acquerraient un bien immobilier seraient autant de locataires en moins payant des loyers aux propriétaires fonciers du pays. L’héritage de Balthazar Naud pourrait causer l’appauvrissement de nombreux rentiers. Mais tous les adeptes de la droite n’avaient pas seulement cet argument en tête. Ils pensaient aussi que cette somme colossale était une opportunité unique de pouvoir acquérir un territoire dont la valeur pourrait être décuplée, voire centuplée dans les prochaines années. D’ailleurs, l’engouement pour la base spatiale dépassait le cadre de la droite. Un grand nombre d’électeurs de gauche voyaient d’un très bon œil l’achat de la Valles Marineris. En effet, un territoire sur cette planète permettrait de développer une économie multiplanétaire et de créer des liens avec les autres villes construites sur cet astre lointain depuis plus d’une décennie. La France pourrait exporter plus facilement ses biens manufacturiers, participer au gouvernement, ce qui rapporterait à moyen terme des milliards d’euros de retombées économiques. Un expert avait calculé que les débouchés commerciaux d’une colonie martienne pouvaient s’élever à plus de 10 000 milliards d’euros en un siècle, ce qui assurerait le financement de milliers de logements sociaux sur Terre. 

Le débat fut particulièrement animé. Les foyers les plus pauvres voyaient dans ce préférendum la chance de leur vie. Cette solution leur permettrait de voir une vie de misère s’éloigner. C’était un peu comme donner à la classe sociale la plus défavorisée la possibilité d’entrevoir un espoir de fortune. Un leader de campagne se révéla rapidement. L’homme était handicapé de naissance et travaillait contre de très faibles revenus, ne ménageant pas sa peine. Sa femme, d’origine nigérienne, ne parlait pas français et travaillait à mi-temps au noir. Elle était quasiment soumise en esclavage par une riche famille d’industriels. Ils avaient du mal à nourrir correctement leurs cinq enfants, d’autant que les ainés, des jumeaux trisomiques, nécessitaient des soins adaptés fort coûteux. Un appartement, ou une petite maison d’une valeur de 200 000 euros était pour eux la chance de leur vie, un moyen d’accéder à une propriété qu’ils ne pourraient sinon jamais se payer. Homer Parker était devenu le symbole d’une cause qui dépassait les clivages politiques traditionnels. Un grand nombre de personnes traditionnellement de droite souhaitaient aussi que ce père de famille bénéficie de l’héritage de Balthazar Naud. Toutefois, les grandes familles industrielles ne voyaient pas son discours d’un si bon œil. Mettant en avant les intérêts supérieurs de la nation sur ceux d’une classe de quelques misérables en général assistés par la société, elles souhaitaient plus que tout la création d’une colonie où implanter leurs entreprises et diffuser leurs produits. Jean-Hubert Delacroix était issu d’une lignée de propriétaires d’usines de produits chimiques et savait que son activité pourrait bénéficier des nouveaux minerais découverts sur Mars pour prospérer. Il pensait que la France avait une chance unique de montrer sa grandeur et d’implanter sur la planète rouge un avant-poste pour la colonisation et l’exploitation des astéroïdes. Conscient que le discours d’Homer Parker risquait de nuire à son utopie martienne, il tenta de le corrompre. Il lui proposa une maison d’une valeur de 300 000 euros et de prendre en charge les soins de ses jumeaux en échange de son silence. En effet, Parker avait atteint une telle aura que les sondages lui donnaient raison à plus de 70%. Une véritable Parkermania avait vu le jour dans le pays, qui manifestait son désir quasi unanime de sortir les plus pauvres de la misère. Lorsque Parker reçut l’offre de Delacroix, il eut un sentiment de dégoût. Bien qu’un instant tenté de l’accepter, il estima ne pas pouvoir trahir ses camarades et qu’il était de son devoir de dénoncer la tentative de corruption inacceptable de la grande bourgeoisie, ce qui sonnerait certainement le glas des aspirations du capitalisme interplanétaire. 

Peu après son intervention au journal télévisé de la chaine leader, 80% de la population soutenait l’option du million de logements pour les pauvres. La population montrait de la sorte sa bonté de cœur et son amour des plus défavorisés. Toutefois, deux jours avant le préférendum, Delacroix, qui avait échappé de peu à la prison en faisant accuser son cousin à sa place, proposa une ultime issue à un dilemme qui divisait la population depuis bientôt deux mois. Conscient que la France tirerait un profit substantiel à long terme d’une colonie, il demanda aux grandes familles de se cotiser pour doubler la somme consacrée à ce projet. Ainsi, il suggéra d’envoyer avec cet argent le million de foyers les plus déshérités du pays peupler ce nouveau territoire acquis avec les 200 milliards de Naud. De la sorte, ces individus bénéficieraient d’un statut social enviable de propriétaires d’un terrain sur Mars. Delacroix rappela que dans les autres pays disposant d’un protectorat, seuls les plus fortunés pouvaient se payer une demeure sur cet astre. En France, ce serait l’inverse. Les plus pauvres y seraient envoyés et pourraient travailler pour l’industrie nationale et participer à l’enrichissement économique. Homer Parker, interrogé sur ce projet, admit être tenté de devenir un des premiers Français à fouler le sol martien. Il avait lui aussi toujours rêvé de s’envoler vers cette lointaine planète, sans toutefois penser un instant que cette perspective se réaliserait un jour. Le dimanche du préférendum, 51% de la population vota pour l’achat de Valles Marineris et pour l’envoi du million de foyers les plus pauvres volontaires pour y travailler. 

C’est ainsi qu’une colonie de plus de trois millions de personnes fut créée en une décennie sur le site de la Valles Marineris de France. Depuis, cette zone est une des plus prospères du système solaire, montrant que la fusion des intérêts des plus pauvres et des plus fortunés pouvait donner naissance à une utopie céleste réalisée.

11 sept. 2023