À proprement parler, ce n’est pas l’intelligence artificielle qui peut nous faire peur, ni même les robots gardiens qu’on nous prépare : c’est l’aveuglement idéologique qui soutient une modification générale des conditions d’existence des êtres humains.
Nous assistons à la mise en place d’un dispositif intelligent généralisé, supposé à la fois nous être soumis et être autonome. L’illusion sulpicienne est à son comble.
Cette montée en force d’une espèce intelligente rivale, sans aucune forme de concertation préalable, ne peut pas déboucher sur un accroissement de liberté, mais prépare au contraire l’accroissement des restrictions existentielles.
En Californie commencent à circuler des voitures de livraison et des patrouilleurs autonomes sans présence humaine à bord. On leur jette parfois quelques pierres. Ces pierres ricochent et les gens rentrent chez eux.
Nous serons séduits par la nouveauté et la magie de ce qui nous arrive. Imaginez la première fois que nous prendrons un Uber sans chauffeur, qui nous conduira chez nous pour trois euros, en nous demandant durant le trajet nos préférences musicales ou numériques. Imaginez la première fois où notre robot ménager nous dira : « Je vous ai préparé votre plat favori » et poussera la chaise sous nos fesses avant nous servir, et le risotto sera excellent. Imaginons la première fois où nous expliquerons, à mi-voix, au logiciel administratif et comptable, les grandes lignes du rapport qu’on attend de nous, et qu’il le mettra au point, à la satisfaction de tous, tandis que nous nous relaxons avec une cyber-geisha transgenre : l’admiration, sinon le plaisir, sera au rendez-vous.
Il est cependant certain que cette époque d’illusion heureuse sera transitoire. Car elle impliquera une révolution si complète du travail, des échanges, des habitudes et des sentiments que le résultat sera de nous faire devenir autre, en l’espace de quelques générations, et de nous habituer à être les occupants tolérés de notre planète, et les coaches d’entités plus raisonnables, plus continues et plus radicales que nous.
Il y a transfert de technologie, quand une puissance d’aujourd’hui, pour vendre une de ses productions de haute technicité à une puissance de demain, lui en livre aussi les secrets de fabrication, et la plupart des modes d’accès. Ainsi, au bout de quelques années, l’acheteur n’aura plus besoin du vendeur : il fabriquera de lui-même les centrales, les avions, les machines, les produits qu’il n’a pas inventés, mais qu’il saura parfaitement reproduire, et perfectionner, pour bien moins cher que le prix initial.
Ce qu’on appelle désormais, au sens nouveau et presque incohérent de ce vieux mot, la singularité, et qu’il vaudrait mieux appeler la bascule, c’est le moment où de façon constituée et globale, l’intelligence inertielle surclassera l’intelligence humaine, et produira elle-même sa descendance et ses lois. À bien y regarder, ce n’est rien d’autre qu’un transfert de technologie universel : l’abandon de toutes ses formules, sans restriction, sans retour en arrière possible. L’ancienne puissance, l’être humain, pour des raisons commerciales à courte vue, donne toutes les clés du royaume à la nouvelle puissance, l’AI.
L’homme joue avec l’idée qu’il garde une longueur d’avance. Il pense surclasser sa créature d’hier dans des domaines à venir, sans voir que le monde tout entier sera réorganisé par et pour d’autres esprits que le sien. Ce sont eux, nos successeurs, qui imposeront leurs chiffres et leurs codes. Croire contrôler nos maîtres de demain n’a aucun sens. C’est l’illusion parfaite des fins de règne et des fins de race.
Nos maîtres d’aujourd’hui, dans les veines de qui coule encore le même sang que le nôtre, du moins on le suppose, n’étant pas stupides mais égarés, aiment à croire et à faire croire qu’ils garderont toujours un final cut sur les êtres post-humains. Cela se présente, en somme, comme une prise électrique qu’ils pourraient déconnecter au besoin pour éviter que les robots de l’avenir, tels des domestiques ingrats, n’en prennent de plus en plus à leur aise avec nous, et finissent par nous mettre à la porte de notre propre maison, abusant des avantages que nous leur avons accordés.
Il paraît certain qu’une intelligence technologique, performante et infatigable, trouvera toujours un moyen de déconnecter le déconnecteur, surtout quand quelques générations d’homo sapiens « singularisés » auront pris l’habitude de se livrer aux délices du renoncement.
Il est possible que le dernier homme ou la dernière femme (mais ce sera peut-être la même chose), voyant ce qui arrive à notre espèce, tente de reprendre la main, et constate alors que le disjoncteur ne fonctionne pas. Il est plus probable que cet ultime sursaut de notre race – cette main qui jette un dernier coup de dés et qui perd – n’aura pas lieu : le désir d’autonomie aura disparu juste avant.
© Luc Dellisse