La réalité est rarement cachée. C’est nous qui ne voulons pas la voir. Grâce aux ressources de l’information connectée et des réseaux sociaux, il est facile de découvrir comment fonctionne exactement l’entreprise de réduction des individus. Ce n’est pas à travers l’orientation des votes ou le lavage des cerveaux qu’elle s’exerce, pour restreindre la liberté personnelle. C’est à travers le combat contre l’autonomie financière et contre le maintien de l’espace privé.
Une fois qu’on a compris ce jeu, il est possible de s’adapter à la pression et au nivellement, qui se donnent comme des facteurs de redistribution sociale et de lutte contre les inégalités, et qui sont avant tout des instruments de dépendance. Il y a, par bonheur, des failles dans ce processus. Elles nous permettent de conserver une marge de manœuvre. Elles sont, jusqu’à nouvel ordre, légales.
Entre un montant de ressources insuffisant pour nous assurer une autonomie et qui fait dépendre notre existence des chiches libéralités de l’État, et une aisance sans rapport avec la richesse mais déjà trop visible pour échapper au collimateur du fisc, il subsiste un no man’s land. Il est réduit et extrêmement fragile, mais c’est un espace vital quand même, et une chance de garder la maîtrise de sa vie dans ce qu’elle a de meilleur : le droit de se déplacer, de s’organiser, de prendre sa part d’obligations sociales, de se cultiver, de se divertir, de se reproduire, de se loger, d’éduquer ses enfants. Tout cela en fonction de nos propres critères – qui peuvent ne pas être parfaits, mais correspondent à une réalité vécue, et non à des perspectives abstraites et invérifiées.
L’indépendance matérielle se définit très simplement : ni fortune, ni assistanat. Assez d’argent pour agir à sa guise (surtout si on est frugal) ; trop peu d’argent pour exciter l’imagination confiscatoire de nos maîtres et le ressentiment de nos voisins. Cette médiocre aisance ne doit pas dépendre de conditions d’octroi exercées par un pouvoir, mais de l’exercice de nos droits, à commencer par le droit de la propriété.
On pourrait très bien envisager de renoncer à ces prérogatives, dans une société d’autogestion parfaite où l’intelligence et l’honnêteté collective auraient fait des progrès inespérés ; mais dans cet univers-ci, dans ce siècle-ci, cela équivaut à lâcher nos dernières bribes de liberté et de dignité entre les mains, non pas de Dieu, ni même d’une intelligence artificielle performante et incorruptible, mais d’un personnel politique interchangeable et peu formé. Il suffit d’en avoir fréquenté un certain nombre, voire de les avoir entendus s’exprimer sur un écran, pour envisager que ce n’est pas une solution souhaitable.
Dès qu’on examine l’état concret de la liberté, on n’échappe pas à des considérations financières. Ce n’est pas pour autant qu’on s’intéresse à l’argent. Ou plutôt c’est oui et non : mais surtout non. Il faut sans doute y songer deux ou trois heures par semaine, pour pouvoir ne pas s’en soucier le reste du temps.
« L’homme d’esprit doit s’appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne. Si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c’est un misérable. » (Stendhal).
Rien de trop est une excellente règle, en matière d’argent et de convoitise matérielle. Il se trouve que c’est aussi la meilleure façon de passer sous les radars d’une société foncièrement intrusive, qui s’est donné les moyens techniques et politiques de surveiller et de sanctionner (je ne dis pas punir, car la punition suppose un délit, tandis que la sanction porte sur un écart).
Un écrivain épris de constructions narratives n’a pas trop de mal à imaginer la ligne de conduite, toujours à reprendre, qui permet « à peu de frais » de conserver sa liberté de manœuvre et son indépendance d’esprit. Il lui est même possible de chiffrer très précisément de combien il veut disposer, dans une perspective frugale mais non ascétique. Ce montant, qui est à la portée d’une honnêteté inflexible, excède toutefois les revenus médians (d’assez peu). Il y aura toujours des tribuns pour l’appeler richesse. Ne nous y trompons pas : ce n’est pas à des censeurs auto-proclamés, mais à nous-mêmes et à nos proches, de fixer le niveau de nos modestes besoins.
L’enjeu de toute activité consciente est d’échapper à la réduction forcée de ses moyens d’action. Plus que jamais, en 2021, le moyen d’y parvenir est de se cacher au grand jour. u LD