Carte blanche à Nathalie Viet :  Le corps à l’ére digitale,  support de singularité et  de spiritualité | Festival des Mondes Anticipés

Dure question que celle soulevée dans ce numéro d’automne de FuturHebdo, celle de la place donnée au corps dans notre futur prospectif, car elle nous interroge en premier lieu sur la question existentielle de la relation entre le corps et l’âme. Donc à la spiritualité.

Faut-il en effet penser en termes de dualité, voire d’opposition entre l’esprit et l’enveloppe charnelle ? Avec le corps qui serait la matière, justement, donc la partie de l’Être soumis à des contingences biologiques. Alors que l’âme, parce qu’immatérielle, est supposée élever l’individu en l’extrayant de sa condition animale.

Or, l’immatérialité devient une réalité centrale, la norme pour les jeunes générations qui se préparent à vivre sur une planète qui compte aujourd’hui 8 et demain 9 milliards voire plus d’êtres humains. Pour rappel : leurs grands-parents baby-boomers sont nés sur une Terre qui en comptait 2 milliards.

Quelle place, ou plutôt quelle fonction, quel rôle, ces poucets et poucettes (comme les baptisa Michel Serres avec beaucoup de tendresse) vont-ils donner à leur enveloppe charnelle, eux qui passent déjà la majorité de leur Temps connectés, donc branchés ? Et quasi immobiles, de ce fait.

REPENSER LA PLACE DU CORPS DANS SON ENVIRONNEMENT

La forte pression démographique interroge sur la capacité biologique d’intégrer cette humanité croissante dans un cadre de finitude matérielle de notre espace terrestre et de ses ressources. La question du corps se pose donc de façon très objective : à mesure que l’espace  terrestre va devenir une denrée rare, quelles seront les organisations sociales qui permettront de réguler son usage, son partage, son appropriation et les règles de vie associées ?

VERS UNE SOCIÉTÉ MOINS MOBILE

La raréfaction des sources d’énergie fossiles et leurs impacts sur le réchauffement de la planète vont impacter voire remettre en cause plus ou moins brutalement les modes de vie. Le monde à venir sera donc notamment celui de la dé-mobilité, une étape difficile pour des fourmis humaines qui se caractérisent par leur très fort besoin de bouger et se déplacer.

Il va donc falloir canaliser, ou transformer, l’expression de ces énergies frustrées pour en limiter les tensions.

CHANGER SON MONDE EN SORTANT DE SON CORPS

À l’image des guides spirituels qui invitent leurs coreligionnaires, notamment dans les régions du monde où la pression démographique est forte et les intimités rares, à accepter leurs conditions en élevant leur âme, la raréfaction des espaces à venir pourrait bien stimuler ces formes de spiritualités traditionnelles. Conscientiser un état d’extraction du corps et de ses contraintes grâce à l’immobilité implique en effet une vraie richesse spirituelle. Donc de vie immatérielle. Via l’activité cérébrale.

Quelque soient les moyens pour y parvenir (méditation, psychotropes ou autres toxines actives pour l’élimination desquelles les organes digestifs sont mobilisés) ces « évasions de l’âme » génèrent un état de transcendance.  Cet état de conscience est valorisé par le groupe car il est supposé sublimer la petitesse de l’homme et illustrer son harmonie avec l’ensemble du vivant.

Faut-il pour autant considérer que toute « sortie du corps » est libératoire et positive ? Il serait prématuré de considérer comme sources de sagesse les dérivatifs mentaux proposés par l’industrie media qui cependant contribuent à réduire la mobilité physique de leurs utilisateurs.

L’IMMATÉRIALITÉ CRÉÉ LA RÉALITÉ

La révolution informatique bouleverse l’organisation traditionnelle des sociétés. Elle remet en cause notamment les rythmes de vie des classes laborieuses nées de la révolution industrielle, de plus en plus mondialisées. L’intégration des machines a en effet progressivement libéré les énergies humaines de travaux physiques et répétitifs que les revendications prolétariennes ont converti en temps de Loisirs. La société de consommation a valorisé ces temps en développant tout un champ d’activités créatives et marchandes qui structurent la mutation économique et sociétale en cours.

En effet, la société de l’informations, de l’Entertainment, génère certes de nouveaux loisirs mais également les emplois associés à ces activités génératrices de valeur ajoutée. Les nouvelles générations mondialisées y créent leur propre relation au travail et aux loisirs et dessinent des nouvelles formes de collaborations, remettant en cause les contrats sociaux traditionnels et leurs modes de management, ainsi que les business model.

Elles y développent également de nouvelles relations à leur environnement du fait des capacités croissantes des micro-processeurs en matière de gestion simultanée de plusieurs taches immatérielles. L’attention portée par l’opérateur humain est donc démultipliée, comme une forme d’aliénation qui modifie progressivement sa perception du temps alors qu’il restreint simultanément sa relation à l’espace.

S’AFFRANCHIR DE LA « LOI DE LA NATURE »

En « libérant » l’homme du travail physique, les révolutions industrielles puis numériques ont donc investi son temps cérébral.

Aujourd’hui, la plupart de l’humanité a potentiellement la capacité de se connecter à ces nouveaux mondes virtuels grâce à l’installation sur l’ensemble de la planète des infrastructures permettant de faire fonctionner les équipements portables et relais internet. Dans cette humanité interconnectée, chacun apporte donc sa propre énergie cérébrale à la Toile.

Cette humanité qui, grâce à des activités cérébrales, multiplie les expériences en ligne, les mondes et réalités virtuels, qui crée des multivers, etc., consomme et produit de nouvelles énergies.

Or, homo sapiens est tenu de s’adapter plus rapidement que le processus évolutionniste naturel à l’urgence climatique associée à cette accélération de l’histoire. L’espèce doit se réorganiser collectivement rapidement. Et de façon plus rapide que ce que permet l’ordre naturel organique qui repose sur les énergies transmises par la chaine alimentaire et les cycles de reproduction naturels.

On ne passe pas comme ça d’une fonction de viande potentielle à celle d’un pur cerveau branché en série avec d’autres sur un réseau neuronal reliant toute l’espèce par des mécanismes de coordination horizontaux qui atténuent hiérarchies et valorisent l’émulation ! Et nonobstant, quid des programmations archaïques que sont les instincts, hormones et autres flux énergétiques qui ont permis la survie de l’animal humain ?

CULTIVER SON INDIVIDUALITÉ !

Les humains se retrouvent donc confrontés à cette remise en cause existentielle alors que, par ailleurs, ils se retrouvent aussi placés face à de nouvelles compétitions : celles de machines de plus en plus sophistiquées et capables de déployer leur propre logique, voire de disposer de véritables identités autonomes et de champs d’action comparables aux humains.

CONSERVER LA SINGULARITÉ DE NOTRE ESPÈCE

Qu’est ce qui est réel, qu’est ce qui est vivant, qu’est ce qui ne l’est pas ?

Les progrès en matière de robotisation et d’Intelligence artificielle, notamment grâce aux programmations du type deep learning redéfinissent le statut donné aux machines (voir Encadré #1 : Quand la réalité rattrape la fiction).

Qu’est-ce que l’humanité dans ce contexte et qu’est ce qui la distingue vraiment des intelligences animales ET des intelligences artificielles ? Nous faisons l’hypothèse que c’est le fait de mobiliser différentes formes d’intelligences (émotionnelles, sexuelles, verbales, etc) qui, combinées les unes aux autres, forment des personnalités uniques, propres et complexes.

S’il veut rester libre de son avenir, Homo Numéricus doit apprendre à canaliser ces nouvelles concurrences donc non seulement à utiliser et muscler ses différentes intelligences mais à conserver sa singularité.

DES NOUVEAUX RÉFÉRENTIELS

Dans le monde digital, l’individu doit démontrer des fonctions sociales numériques nécessaires pour participer au collectif. Ce collectif est certes virtuel, donc impersonnel, mais il reste néanmoins dynamisé par l’énergie des interactions individuelles qui relient les uns aux autres. Donc quelles sont-elles et comment peuvent-elles consolider la cohésion de l’ensemble de ce microbiote humain ? Et assurer sa reproduction ?

Une socialisation digitale suppose de repositionner au second plan un certain nombre d’attributs corporels sur lesquels reposait la sélection génétique permettant le processus de reproduction d’Homo Sapiens. Quelle utilité en effet dans cet univers dématérialisé de conserver un corps adapté aux conditions de survie du chasseur-cueilleur ?

Si les relations au travail évoluent vers moins de verticalité, donc de domination, que la quête de sobriété réduit celle d’appropriation matérielle qui justifie l’usage de la force, de ce fait, les qualités musculaires et de puissance physiques deviennent moins discriminantes.

A contrario, les aptitudes en termes d’intelligences et de sensibilité deviennent essentielles pour réussir à capter et transférer les signaux d’informations efficaces, les moins automatisables, sous réserve que les machines ne parviennent pas elles-mêmes à présenter ces soft skills.

Lorsque, aujourd’hui déjà, nos enfants et maintenant petits-enfants pilotent une télécommande avant même de savoir marcher, choisissent leur activité en ligne avant de savoir lire ou écrire et trouver la bonne méthode pour répondre à la question qu’ils se posent sans avoir besoin d’ouvrir un livre et encore moins un dictionnaire, c’est tout un processus cognitif qu’ils ont absorbé sans se poser de questions et qui les équipe de compétences adaptées à leur époque.

Les jeux en ligne exercent les mécanismes de décision et leur capacité d’analyse ; les compétences en matière de rapidité et réactivité sont entrainés par des jeux d’arcade de plus en plus sophistiqués tandis que le E-Sport modifie la relation à l’effort physique et valorise les capacités de gestion nerveuse.

Les jeux de construction, d’exploration, de conquête et de gestion d’univers passionnent les générations émergentes qui apprennent ainsi à réfléchir collectivement, en termes dynamiques, à réagir face à des situations de causalité complexes et systémiques, nécessitant souplesse intellectuelle, capacité d’adaptation … et créativité.

Dans le même temps, les attitudes belliqueuses  sont canalisées par des jeux défouloirs également très sophistiqués. Leurs hormones semblent disparues tandis qu’ils pratiquent en communautés des jeux et projets collaboratifs via des mécanismes d’apprentissage et de partages de compétences qui révolutionnent les théories managériales. Et qu’ils partagent des moments culturels, festifs, conviviaux interactifs, de véritables évènements sociaux en ligne capables de drainer des foules virtuelles colossales, comme ZEvents, à très forte valeur ajoutée.

FAUT-IL S’AFFRANCHIR DES CORPS POUR ÉMANCIPER L’ESPÈCE ?

L’idéologie libertarienne s’épanouit dans les cyberespaces virtuels. Pourtant, et de façon très paradoxale même, cette société d’individualistes interconnectés met en œuvre des dynamiques collectives efficaces s’appuyant sur des valeurs très communautaires.

Les gamers gèrent leurs affrontements en optimisant leur temps et dépenses d’énergie ; par séquence, en jouant des coups dont les bénéfices seront retirés à la fin du set ; par contamination (virus) ; par contournement des obstacles ; par résistance passive (non adhésion à un axe proposé) ; par concentration des flux sur une cible ; par défaussement ; etc.

Ces actions reposent sur des programmations informatiques codées simultanément par des multitudes d’individualités et orchestrées via des leaders reconnus comme légitimes, qui réussissent des coordinations parfois à des échelles gigantesques. Leurs motivations sont culturelles et s’appuient sur des conceptions et systèmes de valeurs qui leur sont à la fois propres mais qui, une fois agrégées les unes aux autres, sont capables de former des egregore motivant de véritables logiques d’espèce.

Au vu du résultat obtenu en 3 jours par les communautés en ligne qui se sont rencontrées à l’occasion de PixelWar, l’humanité n’est donc pas loin de montrer sa réelle singularité en tant qu’espèce vivante capable d’une expression émotionnelle qui lui est propre.

Cette œuvre d’art cocréé par des millions d’individualités humaines du monde entier digitalisées, interconnectées et entrelacées démontre aussi une richesse spirituelle qui donne du sens à ce collectif ; cette expression artistique, riche de sa diversité, ses symboles, ses valeurs, comparée aux créations récentes d’IA pourtant effectivement douées de sensibilités qui interrogent, démontre que la communauté numérique humaine est capable d’aller au-delà de la seule application de la loi statistique des grands nombres à l’art. Elle souligne la singularité qui caractérise l’espèce, son imprévisibilité.

QUELLES RÈGLES DE GOUVERNANCE DE CES UNIVERS IMMATÉRIELS

À la manœuvre pour alimenter l’égrégore, des codeurs, des ingénieurs mais aussi des créatifs de tous ordres, des geeks, des explorateurs, des découvreurs, des guides voire des artistes, capteurs et vecteurs des émotions humaines qui nourrissent toutes ces énergies cérébrales.

Mais le gap reste important entre ce qui relève d’une expression de créativité collective à l’échelle du PixelWar et la capacité pour une population connectée aussi large de mener des actions concertées pour d’autres objectifs.

Car le management de ces individualités n’est pas neutre. Sans modération, sans régulation, l’énergie d’émulation qui les anime et qui en découle peut construire des égrégores bien moins séduisantes. Les premiers retours d’expériences de communautés digitales non régulées sont inquiétants vu la teneur et la contagiosité des réflexions des IA soumises à ces échanges. Définir des règles qui gouvernent les outils assurant la mise en relation de ces intelligences alimentées par des flux d’informations influe en effet sur ce qui va émerger de cette effervescence. (Encadré 1 : Quand la réalité dépasse la fiction).

QUELLES VALEURS DEMAIN ?

Les activités en ligne mobilisent des compétences et savoir-être différents de ceux déployés dans le cadre de relations directes et dans la sphère physique.

Ce qui implique que la multitude d’individualités reliées par leur activité cérébrale et leurs personnalités numériques se dissocient de leur personnalité physique, pour adopter en ligne des attitudes qui diffèrent de leur identité première et jouer le rôle qui leur est attribué au sein de la communauté virtuelle.

Avec le temps, ces dissociations tendent par ailleurs à atténuer des caractéristiques physiques qui n’ont plus lieu d’être dans la sphère numérique et à transférer dans la sphère réelle des identités forgées par le rôle numérique.

Il peut aussi s’agir de normes sociales susceptibles d’atténuer ces pulsions créatrices. Voire qui progressivement n’apparaissent plus comme utiles dans le cadre du développement de cette nouvelle humanité, les relations numériques valorisant davantage les capacités cérébrales plutôt que physiques.

Ainsi, le découpage social selon le sexe de l’individu n’apparait plus forcément comme un critère prioritaire pour caractériser l’identité digitale. À mesure que l’essentiel des interactions sociales devient immatériel, le rôle des hormones semble en effet s’amenuiser tandis que les identités virtuelles atténuent les différences comportementales entre les genres au point parfois déjà de les asexualiser voire de les libérer de toute réalité. De là à imaginer que des affinités affectives se créeront à partir d’identités totalement intellectualisées, c’est le scenario poussé à l’extrême dans Her

Les formes de vie sociale se transforment à mesure qu’évoluent les modes de vie et les affinités relationnelles qui s’y construisent. Demain, ce seront les choix individuels de partage des temps biologiques entre les différentes dimensions de vie, entre les différentes identités, qui définiront les formes et fréquences relationnelles investis dans les formes d’unions interpersonnelles. Qui sait quel rôle la société digitale confiera à la sexualité ? Recherche du plaisir, donc expression sensorielle (voir « La SexTech, secteur qui s’intéresse au bien-être, au bonheur, à l’épanouissement des êtres humains. ».) ou besoin de rompre sa solitude existentielle, donc forme de communication ? Les deux quêtes, progressivement, s’autonomisent.

La sédentarité et le transfert des consommations d’énergie vers les activités cérébrales modifient également les besoins nutritionnels. Des quantités moindres, des besoins en sucres et glucides compensés par davantage d’apports en vitamines (A, B2, B12, etc). Les comportements alimentaires, et notamment les rythmes, aussi, sont susceptibles d’évoluer, vers des repas moins riches et plus fréquents (certains préconisent cinq repas ou collations par jour sur ces bases). Quelles places auront donc ces moments de sustentation ? Moments sociaux, familiaux, de retrouvailles et partage ? Moments de plaisir ? Ou rituels sensoriels nécessaires à la reconnexion au corps, en pleine conscience ?

De quelle richesse parlera t’on demain ? S’agira-t-il toujours de se donner les moyens de sécuriser son avenir et celui de ses descendants en s’assurant de leurs ressources futures ? Pour répondre à des préoccupations organiques légitimes, surtout si la vie est courte, l’avenir incertain et le corps fragile. Surtout si c’est de sa force que dépend sa position so­ciale. Ou alors, comme nous l’avons déjà subodoré, la généralisation des activités en ligne associée à la réduction des espaces physiques individuels va-t-elle engendrer une recomposition sociale profonde ? Qui va affecter aussi les sujets de filiation et d’héritages. Le principe même d’accumulation matérielle, ainsi que la relation à la propriété individuelle, s’oppose en effet aux principes de transparence et d’immatérialité de la société digitale. Déjà la valeur d’usage de plus en plus d’objets non intimes tend à primer sur leur appartenance. Quelles valeurs pour la satisfaction sensorielle permise par l’objet en lui-même, pour le signal qu’il renvoie de son propriétaire qui a eu le bon gout supposé de s’y associer en achetant un titre virtuel (NFT) ? Quelle valeur pour ce qui finalement correspond à l’expression de sa singularité ?

DES CORPS À LA CROISÉE DES CHEMINS…

Le temps va manquer pour que les gênes s’adaptent assez vite à la recomposition sociale en cours qui survalorise les activités cérébrales. il va donc falloir compter plutôt sur des adaptations techniques mais aussi culturelles impliquant le corps sous trois aspects : il porte une des apparences parmi celles, multiples, qui composent la personnalité complète de l’individu numérique ; il nourrit et sécurise la force vitale de l’individu porteur de ces différentes identités ; et enfin, il renforce sa singularité en tant qu’être humain.

METTRE EN SCÈNE SA PERSONNALITÉ

La plupart du temps, la vue est le premier sens mobilisé lors de la rencontre : c’est l’image renvoyée à l’autre qui ancre la relation. L’apparence physique participe de cette image. Le corps EST l’apparence.

Dans la sphère réelle, c’est l’image du corps qui crée le sentiment d’exister dans les yeux des autres. Puis c’est par les attitudes et jeu du corps que la personne poursuit la relation et peut susciter l’intérêt des autres, attirer, plaire, susciter l’attachement. Le corps donne donc une place dans le groupe puisque l’attraction créé le rapprochement physique et active le jeu des hormones.

Mais les interactions sociales dématérialisées transforment non seulement la forme donnée à l’apparence mais aussi son rôle dans la hiérarchie des valeurs qui aujourd’hui et demain construisent les relations à l’autre.

La singularité de l’apparence dépasse les styles et codes vestimentaires qui permettaient, en préparant et habillant le corps, de signifier une appartenance sociale, à un groupe, à un âge, à une époque. Si la Beauté reste éminemment culturelle, son rôle, dégagé du jeu de la séduction, s’inscrit dans une démarche plus générale de différenciation qui dépend des attentes attribuées à la relation.

Dans la sphère digitale, l’apparence est en outre multiple et éphémère. Et agit sur l’identité de la personne qui communique par cette introduction visuelle.

En effet, a contrario des corps biologiques, les avatars peuvent installer des identités purement conceptuelles, non humaines. Ce peut être à la place ou en complément d’une identité virtuelle qui, elle, présente sa personnalité première. Les apparences données aux avatars floutent les réalités physiques, habituant les individus à se construire de nouvelles images.

En se mettant en scène de façon beaucoup plus créative grâce à la liberté donnée par l’immatériel, ils/elles sont aujourd’hui capables de se présenter sous une forme qui traduit derrière le visuel une personnalité, leur envie d’être, c’est-à-dire une expression beaucoup plus riche que ce que leur apparence physique permettait de mettre en avant. Mais qui ne reflète pas l’ensemble de la personnalité beaucoup plus complexe et diffuse de son « hôte » humain.

En interagissant sous plusieurs apparences, une personne peut ainsi vivre plusieurs individualités, complexifiant sa personnalité première. L’apparence, le corps physique, devient donc une identité au même titre que celles qui vivent virtuellement. Sauf qu’elle est moins malléable. Et qu’elle capte, elle ressent, tous les aspects de la vie sociale de ces différentes identités.

Confrontée à une humanité composée de dizaine de milliards d’individus, réels et avatars, l’apparence corporelle devient donc un des moyens d’exprimer sa différence. Le corps assure donc la signature émotionnelle réelle de l’être humain.

UN ESPRIT SAIN DANS UN CORPS SAIN : DU BODY CARE AU HEALTHY

Les contraintes biologiques qui s’imposent au corps charnel (se nourrir, se soulager, se protéger, se reposer) le différencie du corps numérique, qui peut s’en affranchir. Même un corps souffrant du syndrome d’enfermement l’empêchant d’interagir physiquement avec d’autres humains mais exerçant une activité cérébrale outillée de connexions doit dormir. Afin de rêver. Ces fonctions organiques sont donc vitales quoique purement utilitaires. Elles placent donc certes l’individu humain en infériorité relative par rapport à la machine mais, en le contraignant à se consacrer à lui-même, elles contribuent à sa « reconnexion ». Car c’est le soin donné au corps qui favorise la solidité de l’esprit donc les performances de ses activités cérébrales.

L’activité en ligne, parce qu’elle implique des interactions intenses, mêmes virtuelles, génère des tensions qui affectent l’individu. Pour y faire face, il doit être sécurisé par une force intérieure qui se créé, s’éduque, s’exerce, s’entraine, se cultive. (Voir encadré #2 : De nouvelles hygiènes de vie).

Tout droit venu de Californie où le culte de soi est roi, le phénomène healthy ( «manger sainement») dépasse la quête de minceur et du corps parfait pour devenir un état d’esprit impactant le mode de vie global. Renforcer le cardiaque, combattre le cancer, etc. L’attention portée au soin du corps revêt une importance d’autant plus grande que l’environnement se dégrade et qu’il faut y parer. L’enjeu est de sécuriser son capital Santé afin de faire face à la pression s’accentuant des flux nerveux qui impactent les esprits et les corps. Car au final, ce sont les corps qui encaissent.

Le corps est la caisse de résonnance de nos émotions. La révolution numérique transforme la relation à l’autre. Or, les corps réceptionnent les messages adressés à la personnalité cérébrale de l’individu. Y compris les signaux informationnels invisibles. Y compris lorsqu’ils sont toxiques et destructeurs.

Le corps réceptionne l’impact de ces émotions reçues par flux énergétiques. Générer des émotions transforme de fait la personnalité de l’individu. Il y fait face en consommant de l’énergie qu’il puise dans son métabolisme. Et en nourrissant une force mentale qui lui permet d’améliorer sa façon d’être. Contrairement à la machine.

Les émotions induites par ces sensations nourrissent l’expérience de vie de l’individu qui met en œuvre des comportements en réponse à ces émotions/perceptions et qu’il adapte ses systèmes de valeurs. Le ressenti, les émotions qui naissent de ces sensations, influe donc sur la trajectoire de l’individu et donc, par ricochet, de l’espèce (voir encadré #3 : Renforcer la solidité mentale)

LES SENS SONT NOS PREMIERS MEDIAS

Nous sommes traversés par des informations, des multitudes d’informations. Toutes transmises par des flux énergétiques aux fréquences et intensités différentes. Nos sens participent directement à la traduction par nos corps de ces impulsions électriques. L’équilibre de nos personnalités repose donc sur la bonne connexion intérieure de nos différents capteurs. Ce qui se conscientise et s’entretient. Notre génétique a programmé nos corps pour interpréter notre environnement naturel. Nos sens sont configurés pour y parvenir.

Dans l’absolu, les sensations transmises par nos sens sont toutes électriques. Donc potentiellement numérisables. L’étape de réception corporelle peut donc potentiellement être court-circuitée pour traduire directement en émotions cérébrales des stimuli permettant de nourrir nos champs expérientiels virtuels. La matrice de Matrix propose une dystopie aussi réaliste que délirante.

Mais sans « digestion psychique », sans participation à l’expérience de vie de l’individu qui s’en sert pour ses processus de décision ultérieurs, les sens ne produisent pas la qualité de l’information utile à l’espèce. Les postures du yoga déclenchent des sensations musculaires et physiques qui rappellent le pratiquant à son existence corporelle immédiate. Donc nourrit ainsi sa relation au Présent. Une prise de conscience nécessaire pour réguler les excès de vitesse cérébrale des homo numericus. L’exercice sensoriel participe donc d’une spiritualité essentielle pour maintenir et développer la singularité de l’individu, pour l’incarner (voir encadré #4).

CONCLUSION : ICI ET MAINTENANT

Toute la question de l’humanité est posée par cette réflexion sur le rôle à venir du corps.

Nous avons évacué délibérément de notre réflexion l’hypothèse d’immortalité et de maitrise du Temps et autres scenarios de boucles temporelles qui inspirent quelques dystopies considérant comme secondaires les fondements biologiques de nos organes vitaux.

Ou plutôt, si nous validons l’hypothèse que les progrès médicaux permettent de remplacer les « pièces » de notre organisme lorsqu’elles sont à bout de course, nous n’en déduisons pas pour autant que le corps n’est qu’une boite à outils au service d’un esprit dissocié et autonome.

Cultiver sa différence, s’assurer de conserver des « bugs humains » qui résistent à trop de prévisibilité et permettent d’éprouver la solidité des systèmes et que ces derniers restent innovants est un enjeu de civilisation. C’est de la créativité des individus, de leur liberté de penser, que dépend la capacité d’une société digitalisée de rester innovante.

Et leur créativité est la conséquence de leur expérience humaine. Temporelle. Unique.

Par sa matérialité, le corps contraint à la Pause.

Par sa réalité, il apporte l’équilibre d’une nécessaire reconnexion avec soi-même et ses besoins. Parce qu’il réagit aux tensions de l’esprit, qu’elles soient positives, ce qui motive le moral et donc l’énergie corporelle, ou négatives, auquel cas les différents organes du corps se crispent, se tendent, se fatiguent, voire se déprogramment, le corps est impacté par l’activité cérébrale. Et participe activement à son équilibre.

Différentes pensées physiques, écologiques et holistiques considèrent que les cellules du corps, par lesquelles transitent ces flux énergétiques, font partie intégrante d’un tout cosmique. Elles relient l’individu aux fréquences terrestres. L’image est séduisante : nos corps connectés à la terre agissent comme des prises de terre qui permettent d’éviter de court-circuiter ?

Qu’en serait-il si l’individu était placé en l’absence de ces ondes terrestres, voire dans un autre système cosmique ? Est-ce que, privé de ce lien aux forces telluriques, l’être humain serait capable de vivre ?

À moins d’accepter de considérer que, comme l’ordinateur, la durée de vie humaine ne soit celle d’un disque dur qui, un jour viendra, passé quelques nouvelles versions, ne sera plus capable de suivre l’évolution des systèmes d’exploitation qui organisent la société ? Et de terminer, selon ses moyens, plus ou moins formolisé, en évitant de souffrir. Rien de bien neuf en fait.

Plutôt que de glisser dans le transhumanisme, considérons que c’est le soin donné à l’entretien de son équipement génétique initial et à la préciosité de ses ajouts successifs qui confèrent au corps ce rôle de creuset de la singularité de l’espèce, l’identité humaine. u NV

5 nov. 2022