Une série de 13 chroniques sur la médecine du futur.

Dernier volet


2020 / 2084

Un mauvais rêve ?

 

Ce qui importait le plus pour les gens, c’était évidemment la santé, l’espérance de vie. Et sur ce point, la victoire était totale. En l’espace de quelques décennies, la médecine avait fait des progrès foudroyants. Convergence des technologies, prévention, régénération d’organes, méthodes de soins, puissance de calcul, facilités de communication, capacité des nanotechnologies, miracles de la génétique, tout était là pour réussir, augmenter l’espérance de vie jusqu’à des niveaux impensables au début du siècle. Vivre plus de cent ans en bonne santé était devenu chose courante.

Vers la fin du 20ème siècle, par son intelligence remarquable, l’homme avait compris un des secrets de la vie, le principe de la reproduction, celui de l’ADN, mais sans les nouvelles technologies, il n’aurait jamais pu aller beaucoup plus loin.  Des calculateurs hyper puissants lui avait permis de séquencer le génome humain, puis d’en comprendre le fonctionnement, des bases de données médicales réunissaient des centaines de millions de dossiers, avec, pour chaque personne, le génotype, le dossier médical, les thérapies pratiquées, les résultats. Les algorithmes faisaient une synthèse de ces millions de milliards de données.

L’engouement pour la nouvelle techno médecine était total, chacun était obsédé par l’idée de vivre plus longtemps en bonne santé. Qui ne l’aurait pas été ? Les découvertes, les exploits étaient de plus en plus nombreux.

Il restait en Europe des laboratoires de recherche de très haut niveau mais, pendant que les Européens cherchaient, les Américains bâtissaient leur domination commerciale. Aucun dirigeant européen n’avait été capable de construire une stratégie industrielle de la santé, de réunir les laboratoires de recherche et les meilleures sociétés sous une même bannière, de donner corps à un Airbus de la santé.

Peu à peu, la santé était passée dans le privé, laissant à l’écart des nouvelles découvertes les plus démunis, de plus en plus nombreux. A l’origine de la course aux bases de données génétiques, Alphabet avait gagné la bataille, très largement, rachetant ou écrasant sous son poids tous les challengers, faisant payer de lourdes redevances pour l’utilisation de ses outils, constituant outre Atlantique des pôles d’excellence, attirant les meilleurs chercheurs européens.

Personne n’avait rien vu venir. Et pourtant, la stratégie était limpide, il fallait être aveugle. Devenue incontournable, Alphabet avait verrouillé le système sur trois points clefs : en amont, les bases de données et les applications, au centre, le navigateur Internet, et bien sûr, en aval, le Smartphone, terminal de connexion par excellence.

Le Smartphone, mais oui, bien sûr ! Personne n’avait vu que, dès 2020, avec Androïd, Alphabet détenait pratiquement 90% du marché des logiciels d’exploitation des smartphones. Toutes les applications santé individuelles passaient par cet outil, donc par Alphabet qui encaissait des royalties sur les applicatifs et filtrait à loisir ce qu’il souhaitait privilégier, écartant toute velléité de concurrence.

Certains avaient pensé démanteler le géant, mais c’était impossible. D’abord parce que, dès les années 2020, apportant une technologie inégalée, il était devenu une pièce essentielle de la techno médecine, et ensuite, le démanteler revenait à ouvrir un boulevard aux offres alternatives, puisque la Chine n’était évidemment pas restée inerte pendant tout ce temps. On avait bien essayé quelques lois pour limiter un peu les dégâts, mais Alphabet était devenu une pièce incontournable du monde de la santé, et aussi un acteur politique majeur.

Mais ce n’était pas tout. Les dirigeants d’Alphabet faisaient partie d’un cercle très fermé dont la véritable finalité était la création de l’homme parfait. Curieusement, il n’y avait là que des hommes, avec un « h » minuscule, et un Ego majuscule. Sans doute se voulaient-ils eux-mêmes parfaits. Aux côtés de Ray Kurzweil, directeur de recherche chez Google, de nombreuses sommités : Nick Bostrom, professeur de philosophie et cofondateur de Humanity+, membre de l’Extropy Institute[1] fondé en 1992 par Max More, président d’Alcor, le leader mondial de la cryogénisation, Peter Thiel, fondateur de PayPal, Larry Ellison, immensément riche, à la tête d’une des sociétés informatiques les plus importantes du monde[2], et bien d’autres milliardaires qui rêvaient d’une autre humanité, d’un être parfait. Ou plus exactement d’une espèce nouvelle, faite d’hybridation entre l’homme et la machine.

Tous professeurs reconnus dans les plus grandes universités, chercheurs, milliardaires, ou à la tête des plus grandes entreprises de technologie, tous plus influents les uns que les autres, seuls décideurs de notre monde du futur, celui d’un transhumanisme sans limite, réservé à une classe privilégiée, financé par les braves gens qui ne voulaient pas être malades.

Mainmise sur la science, sur la vie, sur la liberté pour les peuples de décider de leur propre futur. Il ne s’agissait pas seulement d’un formidable hold-up sur la vie réalisé par quelques milliardaires, mais du plus grand hold-up de tous les temps, sur ce qui faisait de l’Homme un humain, son humanité.

 

Mais peut-être que tout ceci n’était qu’une dystopie, un mauvais rêve, peut-être que, en 2020, l’Europe allait finir par se réveiller et, malgré un retard considérable, combler un gouffre sans fond, peut-être allait-elle enfin s’accorder sur un véritable programme de lancement  d’une techno médecine européenne, fidèle aux idées qui avaient donné naissance aux Caisses de Sécurité sociale, une médecine pour tous, une médecine humaniste, accessible à toutes et à tous.

[1] http://editions-hache.com/essais/more/more1.html. Extrait du livre de Max More sur les « Principes extropiens : « Nous voyons l’humanité comme une phase de transition dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Nous défendons l’usage de la science pour accélérer notre passage d’une condition humaine à une condition transhumaine, ou posthumaine. Comme l’a dit le physicien Freeman Dyson : « L’humanité me semble un magnifique commencement, mais pas le dernier mot. » »

[2] Oracle Corp.

 

Textes extraits et adaptés par Jean-Pierre Galand du livre du même auteur

« Cette délicieuse odeur de pain grillé, 2084, cauchemar technologique ? »

 Actuellement disponible sur Ulule 

https://fr.ulule.com/une-delicieuse-odeur-de-pain-grille

 

CALENDRIER

1 INJECTION 22 mai 2024 – l’IA contre le cancer 6/09/2020
2 DISRUPTION

Septembre 2026 – de l’ADN et du prédictif au rabais

11/09/2020
3 CONNEXION

Novembre 2029 – lorsque l’on préfère assurer les gens en bonne santé

18/09/2020
4 OBSESSION

22 mai 2032 – la Sécu recommande le port d’un bracelet connecté

25/09/2020
5 CONGESTION

2035 – La pré-consultation médicale en ligne devient incontournable

2/10/2020
6 VIOLATION

21 juin 2037 : le génome, objet commercial ?

9/10/2020
7 REGENERATION

2040 – pour 80 000 $, le droit à vivre un peu plus encore

16/10/2020
8 OBLIGATION

2040 – lorsque l’analyse ADN sera incontournable

23/10/2024
9 SELECTION

2048 – du préventif à l’eugénisme

30/10/2020
10 AMELIORATION

2050 – le « droit au bonheur »

6/11/2020
11 AUGMENTATION

2060 * mille fois plus intelligent

13/11/2020
12 DESTRUCTION

2080 – tel un Deus ex machina

20/11/2020
13 HOLD-UP

2020 – un mauvais rêve ?

27/11/2020

27 nov. 2020