« Leon Degrelle » de Frédéric SAENEN, directeur de la Revue générale, revue belge de sciences humaines.

Perrin Biographie 20 Février 2025 

Frédéric Saenen retrace la vie du pamphlétaire antibolchevique, journaliste puis patron de presse belge, qui fut le dernier dirigeant national-socialiste d’Europe. Jusqu’à sa mort, Léon Degrelle (1906-1994), chef du mouvement fascisant Rex, créateur de la légion SS Wallonie et ultime dirigeant national-socialiste européen, a joué sur les extrêmes. 

La parution du livre a été accompagnée de nombreux articles. Florilège non exhaustif :

https://le-carnet-et-les-instants.net/2025/04/19/saenen-leon-degrelle
https://www.lisez.com/livres/leon-degrelle/9782262094669
https://www.lemonde.fr/livres/article/2025/05/25/leon-degrelle-de-frederic-saenen-biographie-d-une-reference-nazie_6608359_3260.html
https://objectifplumes.be/doc/leon-degrelle/
https://www.lesoir.be/675241/article/2025-05-14/retour-sur-les-delires-degrelliens
https://www.lefigaro.fr/livres/tribun-de-haut-vol-fuehrer-belge-leon-degrelle-ce-collaborateur-qui-oeuvra-pour-une-internationale-d-extreme-droite-apres-la-guerre-20250417
https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/leon-degrelle-de-la-presse-au-front-de-l-est-itineraire-d-un-admirateur-d-hitler-en-belgique

La lecture soutenue de l’essai percutant de Frédéric Saenen incite à explorer des angles encore peu interrogés dans ces articles. Une nécessité d’autant plus aiguë à l’heure où la mémoire historique croise la fabrication de futurs collectifs. C’est donc avec précaution — mais aussi avec la conscience des enjeux critiques — que je propose ce qui suit.

Le livre de Saenen s’inscrit dans une filiation intellectuelle où la figure du transgresseur, moralement condamnable mais esthétiquement captivante, sert de révélateur aux impensés de l’humanité. L’auteur travaille une matière vive et dangereuse : celle de l’Histoire dans ce qu’elle contient de crimes, de vertiges idéologiques, d’obscurités consenties. Degrelle, dans cette perspective, voisine d’autres figures ambivalentes du XXe siècle : Céline, Drieu la Rochelle, Brasillach.

Tous ont en commun d’avoir porté atteinte à l’humanité, non seulement par leurs idées ou leurs actes, mais par une trahison radicale de ce que signifie vivre ensemble : la dignité, la mémoire, le libre arbitre. Et tous ont partagé une esthétique de la rupture, une volonté d’absolu qui a précipité leur chute. Ils restent les épigones brillants mais sinistres des grands tyrans exterminateurs de l’Histoire  — artisans manipulateurs de la servitude volontaire, figures du désastre dont l’héritage ne cesse de resurgir.

Ces « beaux salauds » – oxymore quasiment archétypique de la perversité narcissique qui surplombe nombre de personnages tant de fiction que du monde réel –  provoquent toujours une forme de rage. Le consentement à la domination, même maquillée, est-il une fatalité humaine ? Pire encore : et si nos imaginaires restaient poreux à de nouvelles séductions autoritaires, insidieuses et furtives ? Comme ces foules fascinées qui, dans les années 30, affluaient pour écouter Degrelle, fervent admirateur  de Hitler, prêcher le pire dans le cadre du Cirque Royal de Bruxelles dans un français impeccable et une conviction enflammée.

L’essai de Saenen ouvre une brèche dans la lecture binaire de l’histoire. Il invite à considérer les formes subtiles de la fascination que continuent d’exercer certaines figures maudites. Pourquoi des hommes comme Degrelle ou Céline occupent-ils encore notre mémoire, nos rayonnages, nos débats ? Pourquoi l’horreur de leurs actes ne suffit-elle pas à annihiler leur empreinte ?

C’est ici que le concept du « beau salaud » devient heuristique. Il ne désigne pas une contradiction gratuite, mais un symptôme de nos ambivalences collectives. Ces figures incarnent, malgré leur monstruosité, des destinées totales, un style, une aura — autant d’éléments qui résonnent avec le besoin contemporain de récits forts dans un monde saturé d’images ternes. Ils ne sont pas admirés pour leur morale, mais pour leur capacité à canaliser des pulsions collectives. Degrelle était un prêtre sans Église, un acteur sans théâtre, un prophète du désastre. Et c’est précisément cela qui interroge.

Saenen explore avec acuité cette esthétique du désastre, où le mal n’est pas seulement fait, mais mis en scène, sublimé, narré. Degrelle, comme d’autres, fut un créateur de récits autant qu’un faussaire de l’Histoire. Et dans nos sociétés où la narration fait loi, cela suffit à troubler les repères moraux. 

La littérature, on le sait, préfère les âmes en tension aux figures sages. Elle s’attarde sur les destins en chute libre, les radicalités tragiques. Degrelle, dans cette logique, incarne une fiction auto-réalisée, une œuvre noire tentant d’imposer sa vision du monde. Cette puissance narrative, même destructrice, fascine encore.

C’est là tout le défi : parler de ces figures sans fascination, mais sans les aplatir. Les condamner sans les effacer. Comprendre pourquoi elles ont séduit, pourquoi elles hantent encore, c’est entrer dans une pédagogie du trouble. L’essai de Saenen ne cherche pas à réhabiliter, mais à décrypter les ressorts de cette séduction. C’est une œuvre d’utilité publique, au sens fort.

Son apport tient dans une fonction prospective : nous armer contre les récits à venir. Car il ne s’agit pas seulement de comprendre Degrelle, mais de se prémunir contre les futurs Degrelle. Le salaud devient ainsi une figure-limite, un miroir tendu à notre désir de grandeur mal orienté. C’est une posture voisine de celle de Hannah Arendt face à la banalité du mal : reconnaître que le mal peut avoir les traits du séduisant, de l’ordinaire, est un impératif éthique.

Le livre rejoint ainsi une tradition critique qui entend désamorcer l’envoûtement esthétique du fascisme. Ce que Walter Benjamin appelait la « mise en forme esthétique de la politique » trouve ici un décryptage rigoureux. Saenen nous montre comment la beauté formelle peut maquiller l’abjection. Et comment, malgré tout, cette lumière noire continue d’attirer.

Ce qui distingue son travail, c’est une volonté de maintenir un fil tendu entre lucidité et rigueur. Là où d’autres critiques — Muray, Onfray — flirtent parfois avec des formes de réhabilitation implicite, Saenen choisit l’exigence. Il ne sauve pas Degrelle. Il nous avertit. Il cartographie la tentation. Il éclaire les ressorts de l’ombre.

En cela, son livre s’impose comme une contribution majeure à une pédagogie critique de l’Histoire. Il n’édulcore pas. Il n’embellit pas. Il rend lisible. Et c’est cette lisibilité qui peut faire office de garde-fou face aux dérives du présent.

Il nous faut comprendre pourquoi les ombres persistent. Pourquoi, dans un monde saturé de récits, certaines formes du mal continuent d’exercer un pouvoir d’attraction. Et comment, par la lucidité, l’analyse et l’éthique, nous pouvons apprendre à résister à leur retour.

11 juin 2025