Les cahiers de Paul de Sylvane Casademont | Éditions Maia

Il y a dans ce récit une étrangeté fulgurante, un éclat venu de ces territoires où la littérature de soi, lorsqu’elle s’empare du réel, parvient à hisser le témoignage au rang d’une mythologie contemporaine. On ne lit pas seulement un texte : on entend une chorale entière, où dialoguent le passé et le présent, l’auteur et le lecteur, la culture générale et la mémoire familiale, avec même l’évocation d’auteurs illustres qui surgissent dans les interstices pour enrichir la matière narrative d’une noblesse discrète mais tenace. Le récit, à la fois moderne et intemporel s’anime d’une vibration qui touche particulièrement l’auteur de ces lignes qui communie avec l’époque de l’autrice, tant il reconnaît dans ces pages des traces de son propre passé. L’écriture souple, fluide, presque aérienne, sait accueillir des moments dramatiques, et transmettre la colère, la dérision, l’impertinence avec une précision de funambule. Cette jubilation littéraire, étonnante et parfaitement assumée, donne au livre une dimension presque physique : je souligne, je griffonne sur des post-it que je colle une page après l’autre pour préparer cet article, je note, je m’émerveille, je perds l’équilibre pour mieux revenir au réel, rappelé par une phrase qui scintille ou une image qui cogne.

Ce texte dépasse très vite la simple autobiographie. Il déborde largement le registre du témoignage. Il s’aventure dans des circonstances intimes du XX siècle, du XXI naissant, et même  du XIX finissant. À chaque chapitre se noue une complicité subtile entre la narratrice contemporaine – la Sylvane Casademont d’aujourd’hui -– et la jeune femme penchée sur les cahiers de son grand-père – la Sylvane Casademont les découvrant -–  , comme si l’écriture faisait naître une bulle de rétroaction où l’hier et l’aujourd’hui s’entrelacent sans effort. L’effet chorale est permanent où la voix du grand-père répond à celle de l’autrice, où je me découvre pris entre eux, témoin involontaire de cette transmission délicate.

Paul est né au XIXème siècle dans des territoires qui apparaissent aujourd’hui d’un exotisme historique aussi réjouissant qu’inquiétant… et ce n’est pourtant que le Jura et ses alentours. Il a aimé et été aimé. Ce qui arrive à beaucoup de monde mais lui en a fait – dans ses carnets – un épisode digne des contes et légendes. Ou peut-être est-ce sa petite fille, l’auteure, qui a su les magnifier. Non ce n’est pas tout à fait ça. Le vrai de la chose c’est que le grand-père et la petite fille devenue grande sont des auteurs hors pair. Chacun allant sans cesse plus loin dans l’enquête et la quête : leurs regards croisés interrogent leur époque, interpellent les dogmes, posent la question essentielle : comment transformer le plomb de l’absurdité du monde en l’or triomphant de l’authenticité d’être. Sans exclusive et sans tabou.

La capacité de Sylvane Casademont à dynamiter les codes est jubilatoire. Elle peut envoyer valser Thomas d’Aquin avec une désinvolture joyeuse, lui reprochant de ne proférer que des bêtises ; ses notes de bas de page deviennent alors des sourires en coin, des coups de griffe facétieux, des respirations où la pensée se promène librement. Elle convoque Feydeau, Dubillard , Hugo parce que la littéraire c’est la vie même et que les auteurs qui nous accompagnent sont nos amis pour la vie. Et s’ils ne sont pas contents ils n’avaient qu’à ne pas écrire. Casademont marche sur les épaules de son Paul de grand-père comme elle marche sur celles de générations contestataires ; trop jeune en Mai 68, elle en a pourtant gardé une liberté d’esprit inflexible, une allergie aux poncifs, une manière unique de refuser les jeux de rôle sociaux – y compris ceux d’un pseudo-féminisme qu’elle perçoit comme un sexisme inversé. Elle n’en fait qu’à sa tête, et cette tête-là est superbe : maligne, puissante, indisciplinée.

Elle profite de cette liberté pour dévoiler peu à peu la complicité secrète qu’elle entretient avec les cahiers, une complicité qui n’appartient qu’à elle et qui, paradoxalement, semble concerner l’humanité tout entière. Il y a là une étonnante alliance de lucidité, d’irrévérence, de revendication, un souffle de liberté contre ce monde parfois ligué contre soi. Certaines pages, notamment celles sur l’érotisme de Paul et de ses maîtresses, sont d’une audace réjouissante : curieuses, drôles, révélatrices. La narration vertigineuse de l’amour entre Paul et Germaine est un morceau d’anthologie. Le lecteur se penche sur ce récit en frémissant. L’ombre gigantesque d’Éros et de Thanatos passe furtivement. Mais les grands archétypes sont à peine chuchotés : aucune fatuité chez Sylvane Casademont. Une balle ennemie perce le casque de Paul et lui effleure le crâne au cours d’une bataille confuse dans les Dardanelles. La blessure est moins sur son crâne que dans la tête tant l’amour de Germaine est le centre de gravité de cette période… et de sa vie entière. La narration de la guerre est bouleversante de vérité, ancrée dans une protestation radicale de l’imbécillité de la chose guerrière elle-même. C’est toute la narration enfin , encore une fois chorale entre la petite fille et le grand père qui construit un véritable récit ethnographique au cœur d’un XXème siècle passionnant, décalé, inattendu.  

Sylvane n’est pas seulement une héritière : elle est une observatrice remarquable, une guetteuse du présent éclairé par les récits du passé. S’il y a un fil rouge dans son aventure littéraire c’est celui du refus des poncifs, de la volonté  permanente de « faire un pas de côté ». Son récit nous ramène vers les récifs de l’histoire – la guerre, l’absurdité des tranchées, le scandale abyssal d’une guerre imbécile, les enjeux politicards. Ces vérités essentielles sont racontées avec une malice douce et une acuité rare, qui se dégustent tant elles sont finement formulées.

Ce livre est une merveille, un éclat d’humanité porté par une écrivaine vibrante, libre et profondément subtile. La subversion douce-amère comme un des beaux-arts… 

3 déc. 2025