Toujours dans le renouvellement de l’exploration du présent, à la lumière d’avenirs multiples, FuturHebdo propose une série d’interviews de personnalités qui, chacune dans leur domaine, sont à la jonction de la société du savoir, de la recherche, et du grand public. Chacune de ses personnalités nous propose sa vision de la place des sciences dans nos sociétés modernes, de la vulgarisation, de la prospective, cette interrogation du présent par le futur…

Tous les interviews seront construits selon la même structure afin de permettre une lecture comparée de ces interviews, entre eux, d’en faire une lecture synoptique.

Aujourd’hui : Gilles Babinet, Entrepreneur et ancien Digital Champion de la France auprès de l’UE

 

Une production Le Comptoir Prospectiviste.fr/Futurhebdo.fr

 

Le domaine des sciences, au sens le plus large de son entendement, est un sujet qui, depuis toujours, passionne Gilles Babinet, car “les sciences sont au cœur d’une révolution dont nous sommes aussi bien les témoins que les acteurs” nous déclare-t-il. Selon Gilles Babinet, tout en étant scientifique, cette révolution impactera aussi fortement l’humain. Challengé par le défi pédagogique de la transmission des connaissances, il s’attache à répondre à une question qu’il formule ainsi : “Comment apprend-on à innover ? Comment apprend-on à travailler dans des logiques de rupture ?”

La relation entre le savoir érudit, scientifique et le savoir populaire est en train d’évoluer. Wikipédia, avec sa multitude de rédacteurs bénévoles, arrive à faire un travail plus profond et plus complet que l’Encyclopedia Britanica qui, elle, est rédigée par une poignée de quelques dizaines de scientifiques. Or, mis à part les biographies des hommes politiques, il y a moins de fautes sur Wikipédia que dans la Britanica. “Pourquoi ne pas transposer ce mécanisme partout ?” suggère Gilles Babinet.

Le travail collaboratif s’applique au domaine de la recherche, au travers de plateformes en ligne telles que Eyeka (www.eyeka.com)  ou INNOcentive (www.innocentive.com).  A ce propos, Gilles Babinet cite une anecdote : “Quand il y a eu cette marée noire, dans le golfe du Mexique, après dépollution, les autorités se sont retrouvées avec des centaines de barges, immenses, de plus de 100 m. de long, pleines de milliers de mètre cube d’eau pollués par du pétrole brut. Un appel d’offre pour traiter cette cargaison encombrante a été lancé sur INNOcentive. Peu de temps après, quelqu’un répondait : “Moi, j’ai un enzyme qui sait manger votre pétrole !” Sur d’autres sites, comme Archive.org (archive.org), des personnes proposent des contributions très importantes alors qu’ils ne sont pas référencés par la science académique. Reste que la plupart des universités conserve une très grande frilosité à l’idée de s’ouvrir à des gens qui ne sont pas « préqualifiés », issus des processus conventionnels.

La science oscille toujours entre la liberté et l’orthodoxie. Une science réfutable est une science très orthodoxe : il existe des canons de vérification, avec des comités scientifiques. Mais cette conception de la science peut devenir assez totalitaire sans pour autant être efficace ou impartiale. Heureusement, il y a des exemples de rupture, de renouvellement de ces canons tels que l’émergence de l’épigénétique qui, soudainement, fait voler en éclat le consensus néo-darwiniste. Pour Gilles Babinet, ces exemples sont des appels à plus “d’élasticité” dans les mentalités. Car, un des grands enjeux du 21e siècle est d’articuler la verticalité et l’horizontalité en sciences. Il s’agit de mettre en place des plateformes de co-créations, de collaboration qui permettent de faire participer la diversité de la communauté humaine, tout en disposant de processus de qualification et réfutation très robustes. Et la réfutation devra même trouver d’autres lieux que les habituels comités scientifiques.  

Toutes ces expériences font évoluer le consensus autour de la place des sciences dans la société. Au delà de l’irréfutable, il y a une sorte de perception commune, indique Gilles Babinet. A tel point que, selon lui, la notion traditionnelle de réfutation est en voie d’être dépassée, ne serait-ce que dans le contexte des intelligences artificielles qui appellent à de nouveaux moyens d’établir la construction de la vérité et poussent à ouvrir de nouveaux champs de recherche épistémologique.

Du côté de la société civile, il y a aussi à développer un nécessaire ré-enchantement vis-à-vis des sciences. Gilles Babinet pense que la notion de pluridisciplinarité est une clé d’entrée intéressante du renouvellement du regard que porte le monde non-scientifique sur les sciences. Au delà des complémentarité historiques (la physique s’appuie beaucoup sur les mathématiques), il y  a de nombreux croisements de disciplines qui demeurent à être créés, à être développés. Et puis, rappelle Gilles Babinet : “quand on confronte les gens à des environnements pluridisciplinaires, ils s’émerveillent. C’est un signe !”

Dans cet esprit de ré-enchantement, Gilles Babinet rappelle qu’il existe de nombreuses initiatives telles que La main à la pâte (www.fondation-lamap.org) ou les Savanturiers (les-savanturiers.cri-paris.org). Il évoque également les travaux de son ami Thomas Landrain, fondateur de la Paillasse (lapaillasse.org) et maintenant de Jogl (twitter.com/justonegiantlab?lang=fr). Mais, en France, constate-t-il, ce genre de démarches ne sont pas assez développées. Il faut aller regarder chez les anglo-saxons qui n’hésitent pas à ouvrir les laboratoires, de telle sorte que l’on expérimente réellement des collaborations fortes. Gilles Babinet est convaincu que, par cette démarche transdisciplinaire, le niveau n’est pas abaissé. “C’est le spectre des possibles qui s’en trouve élargi, plus que tout autre chose”. Pour lui, les américains ont développé une efficacité qui leur permet de créer formes de consensus et modèles pédagogiques innovants. Et, en plus d’attirer les gens vers les sciences, ce genre de démarches crée du débat sur leurs applications.

Au sein de cette transdisciplinarité et en lien avec la société civile, il est une notion essentielle pour Gilles Babinet : la vulgarisation, afin de garder aux sciences leur potentiel, leur capacité à créer du consensus à large échelle. Mais, il faut que cette vulgarisation scientifique change de format. Les enfants regardent moins la télé qu’auparavant… les revues scientifiques se vendent moins. Ainsi, la vulgarisation scientifique doit investir Internet, avec des formats cours, des pastilles vidéo… des choses qui vont se retrouver naturellement sur les réseaux sociaux. Les autorités politiques, mais aussi les laboratoires de recherche et les universités doivent adopter ces formats. Ce qu’elles ne font pas assez.

Il ne peut pas exister de science sans diffusion de la science, déclare Gille Babinet. Une science qui ne serait pas diffusée serait condamnée à être contestable. On peut observer ce qui se passe dans certains cercles pseudo-scientifiques autour, par exemple, du mouvement perpétuel. Il y a pleins d’informations qui circulent sur ce genre de sujet mais… ces expériences ne sont pas réplicables. Et surgit, immanquablement le spectre de la théorie du complot. On est proche de ce que, aux Etats Unis, on nomme les “alternative facts”.

Cette prudence ne veut pas dire qu’il faille se priver de l’imaginaire pour faire de la vulgarisation. Gille Babinet rappelle que les mondes imaginaires du siècle précédent sont la réalité d’aujourd’hui. En physique quantique ou en astrophysique, les représentations multidimensionnelles, dans le temps ou dans l’espace, sont des enjeux très complexes à saisir, qui demandent de grandes capacités d’abstraction. Nombreux sont les scientifiques qui concèdent avoir eu une sorte de déclic après avoir lu un roman de Science-Fiction… Pour Gilles babinet : “L’art, le roman, la fiction, mais aussi les sciences dures, tous ces éléments dénotent la richesse d’une société civile et complexe. Toutes ces choses vont parfaitement ensemble”.

Dans cette perspective de renouveler le regard que l’on porte aux domaines des connaissances, Gilles Babinet considère une autre facette de la vulgarisation scientifique : la prospective, bien que celle-ci lui semble plus utile en matière d’actions politiques qu’en matière scientifique. “Les scientifiques ont une vision, par exemple, la fusion chaude. Il y a plusieurs façons d’y arriver. Les allemands avec des tokamaks arrivent à faire des choses assez surprenantes. Si bien que ceux qui ont du mal à sortir du présent ne sont pas les scientifiques. Ils sont capables de se projeter dans des intentions parfois extrêmement alternatives. Ceux qui ont du mal à le faire, ce sont les acteurs politiques” déclare-t-il. Il faut donc être capable de détailler aux politiques ce que pourra faire un Iter ou un autre équipement. La prospective, c’est une sorte de vulgarisation. C’est, à destination du néophyte, projeter le geste scientifique, d’une façon “vulgaire”, accessible.

Toujours dans une forme de démarche prospective, Gilles Babinet s’intéresse aux interactions entre systèmes d’intelligence artificielle et cognition humaine. Et, un champ prospectif qui n’a guère encore été exploré est le domaine de l’intime. C’est à dire la capacité de travailler sur les troubles psychiques avec une AI. Il lui semble qu’il y a un vide très important dans ce domaine. En effet, “malheureusement, ce qui ne se mesure pas, n’existent pas” déclare-t-il. Dans ce domaine, les feedbacks sont des impressions, des phénomènes évanescents et de ce fait difficilement modélisable, pour y appliquer une technologie. Mais, pour Gilles Babinet, c’est sans doute pour cela que ces domaines sont passionnants à explorer.

21 janv. 2018