La question mérite d’être posée. Depuis longtemps, on sait l’épée de Damoclès judiciaire peser sur le géant américain des semences…

Les soupçons autour de la toxicité du Roundup, initiés par les associations écologiques, renforcés par de nombreuses études scientifiques et confirmés par des instructions judiciaires… tout cela laisse penser que, oui, le Roundup, produit phare de Monsanto, est cancérigène. Les différentes enquêtes laissent aussi penser que Monsanto est au courant depuis longtemps de cette toxicité et que, bien entendu, il est très probable que Monsanto influe de toutes les façons possibles pour maintenir la vente de son produit phare, en dépit des risques annoncés.

Et justement, il y a quelques mois, à San-Francisco, un plaignant, le jardinier Dewayne Johnson, s’est vu octroyer par le tribunal une compensation pour dommages subis de 290 millions de dollars, dans un procès qui l’opposait à Monsanto. Alors même que ce verdict n’est pas définitif, le risque est fort de voir cette sentence confirmée et reproduite dans les 9300 procédures judiciaires jusque là en attente, portées par 9300 personnes souffrants tous précisément des mêmes affections que Mr Johnson. Une simple règle de trois présente dès lors une menace financière pour Monsanto de 2 697 milliards de dollars… soit près de 43,5 fois plus que les 62 milliards investis par Bayer pour le rachat de Monsanto !

Alors, pour le nouveau propriétaire, le jeu en vaut-il la chandelle ? Est-il sûr que Monsanto n’ait finalement rien à se reprocher ou que l’entreprise saura se relever de ces procès en cascade ? Il faudrait bien plus d’une intime conviction pour assumer ce risque, il faudrait presque avoir recours à de la croyance pour le penser, et pourtant, la foi n’est pas dans les habitudes des milieux financiers…

Alors pourquoi une telle prise de risque pour Bayer, concernant une entreprise et une marque en perte de vitesse et d’image, risquant condamnations, indemnisations et interdictions de vente dans de nombreux pays, au point que le nouveau propriétaire, Bayer, a d’ors et déjà annoncé la disparition de la marque Monsanto ?

Si vraisemblablement la foi n’a rien à voir dans cette opération, comment comprendre cette opération financière ? Y a-t-il une explication autre qui puisse être cohérente ?

D’un point de vue industriel, il est plausible que Bayer ait voulu racheter les avoirs de Monsanto avant qu’ils ne soient disséminés, suite à une éventuelle faillite de Monsanto… Mais ça ne suffit pas : le prix d’achat est trop élevé, le plus élevé jamais payé par un groupe allemand. Le montant de cette transaction laisse même les analystes dubitatifs quant à la possibilité même de rentabiliser un tel prix d’achat. D’ailleurs, pour tenter d’amortir ce coût, Bayer vient d’annoncer la suppression de 12 000 emplois… dont près d’un tiers de ses propres salariés !

Alors, si l’affaire est juridiquement risquée, industriellement hasardeuse et économiquement chère pour l’entreprise Bayer, peut-être se justifie-t-elle pour son actionnariat ?

En consultant la composition de l’actionnariat des deux firmes, Bayer et Monsanto, on découvre que les deux principaux actionnaires de Bayer sont dans le top 5 de ceux de Monsanto. Et les actionnaires communs aux deux entreprises sont encore plus nombreux quand on considère le top 10. La transaction effectuée par rachat d’actions s’est donc faite au profit de certains des actionnaires qui contrôlent acheteur et acheté… Alors, au delà de l’intérêt pour les actionnaires de liquider des actions risquant à terme de se déprécier, à quoi rime cette manœuvre pour l’entreprise Bayer si finalement elle devait assumer les risques juridiques de Monsanto ? A moins que ce rachat ne permette pas d’assumer le risque… mais de le contraindre… de le limiter, ou pourquoi pas, de l’éteindre !

Est-ce un mauvais calcul ou, finalement, avec cette cession, la responsabilité de Monsanto va s’éteindre et les risques de condamnations avec elle ?

Afin de comprendre ce qui en train de se jouer, on peut se pencher sur un précédent historique : le plus gros accident sanitaire de l’industrie de la chimie. 3 décembre 1984,  explosion d’une usine, au centre de l’Inde, dans la ville de Bhopal. 3 500 morts tout de suite après l’accident. Au moins 12 000 décès provoqués par des conséquences directes et pas moins de 300 000 autres victimes, à des degrés divers en lien avec la catastrophe de Bhopal.

Ce drame, quoique très différent des accusations à l’encontre de Monsanto, est sans doute celui qui lui est le plus comparable : le secteur industriel, les conséquences sanitaires sur un très grand nombre de personnes, un retentissement médiatique mondial, une entreprise multinationale derrière toutes les opérations précédant et suivant l’accident…

En 2018, on a fêté le 34e anniversaire de la catastrophe, les poursuites sont toujours en cours… et il n’est pas certain qu’elles aboutissent un jour. La société dont l’entrepôt a explosé en 1984, Union Carbide, a disparu à la suite de rachats (par Dow Chemicals), de fusions (Dow-Dupont issu de la fusion entre Dow Chemicals et Dupont de Nemours) et de restructurations de ces grands groupes. Si le procès parvenait à avoir lieu, c’est une société nouvelle du nom de Chemours qui serait l’interlocuteur de la cours compétente. Pourtant Chemours est une entreprise qui n’existait pas au moment de la catastrophe, et pour cause : elle a été créée en 2015.

Les fées n’ont pas été généreuses en se penchant sur le berceau de cette entreprise, car Chemours semble avoir hérité de la plupart des risques juridiques de ses ancêtres ainsi que de dettes qui s’élèveraient à 4 milliards de dollars. Selon le Bhopal Medical Appeal, une ONG qui lutte pour la défense des victimes directes ou indirectes de la catastrophe industrielle, il s’agirait de “tentatives […] de la part des deux entreprises [ndlr : Dupont de Nemours et Dow Chemicals] de se dégager des responsabilités potentiellement importantes, en rapport avec les conséquences de la contamination ». Si ces opérations de dissolution des responsabilités n’étaient pas désespérément cyniques, elles auraient la même poésie que le personnage de Malaussène, bouc émissaire professionnel du roman Au bonheur des ogres de Daniel Pennac… il n’en résulte pas moins que si Chemours devait être un jour condamnée en responsabilité pour la catastrophe de Bhopal, elle ne serait pas en mesure d’assumer ses responsabilités et l’affaire serait ainsi close.

Donc, peut être que suivant le modèle de Union Carbide, Monsanto, ses brevets, ses marchés et ses procès vont se diluer dans le géant mondial Bayer… peut-être que d’ici quelques années, nous assisterons à la naissance de filiales aux jolis noms de “Monyer”… ou plutôt “Ba-To”. A ce moment-là, il est probable que les coûts induits par ces procès, s’ils aboutissent, ne puissent jamais être assumés. Dès lors le rachat de Monsanto par Bayer est avant tout une opération profitable pour Monsanto, et son actionnariat.

Cette logique fait peser un vrai risque pour la société civile, car lorsqu’une entreprise, comme un individu est consciente de ses responsabilités, elle tente de les mesurer, les diminuer afin de pouvoir les assumer. Mais si elles parviennent à les transférer, les diluer et les éteindre dans les situations les plus importantes, elles n’ont plus de raison de ne pas être d’un absolu cynisme.

Et si Bayer et Monsanto accouchent d’une société fille BaTo, elle sera le nom de la dérégulation absolue et le deuil de tout espoir de protection des populations face aux entreprises privées quelles qu”elles soient.

3 janv. 2019